Le 11 janvier, dernier totem d’une république moribonde

par Paul Arbair
vendredi 8 mai 2015

Quatre mois à peine après la « marche républicaine » du 11 janvier 2015, intellectuels et politiques se divisent sur le sens et l’héritage de cette mobilisation historique. Face à ceux qui osent remettre en cause le symbole du « sursaut républicain », le pouvoir socialiste tente de maintenir et renforcer la mythologie du 11 janvier. Une mythologie pourtant déjà largement inopérante.

C’était il y a quatre mois, il y a un siècle, une éternité… C’était le dimanche 11 janvier 2015. Après l’attentat contre Charlie Hebdo et la tuerie de l’Hyper Cacher, près de quatre millions de personnes avaient défilé dans les rues des villes de France pour manifester leur refus de la terreur et leur attachement à la liberté. Une mobilisation sans précédent, la plus importante jamais recensée dans le pays, qui entrait aussitôt dans l’Histoire. Face à la violence terroriste, le peuple s’était levé, la France s’était rassemblée. Le 11 janvier devenait immédiatement le symbole d’un « sursaut républicain », célébré de manière quasi unanime par les politiques et intellectuels de tous bords. Pendant quelques semaines, une atmosphère nouvelle semblait régner dans le pays, qui flottait dans une sorte d’état d’apesanteur collectif. Un « esprit du 11 janvier » était né, que les français étaient invités à faire vivre et à cultiver.

Blasphème

Mais l’unanimisme émotionnel ne dure qu’un temps, et les voix dissidentes ne tardèrent pas à se faire entendre. A droite de l’échiquier politique d’abord, où certains dénoncèrent l'instrumentalisation politique de « l'esprit du 11 janvier » par le pouvoir socialiste. Puis, petit à petit, des personnalités venues de la gauche commencèrent à leur tour à remettre en cause la vision d’un « sursaut républicain » unanime et salutaire. Ce fut d’abord le philosophe Michel Onfray qui dénonça l’hypocrisie du « grand exercice médiatique » orchestré à la faveur de la marche républicaine. Ce fut ensuite Régis Debray, ancien compagnon de route de Che Guevara et ancien conseiller de François Mitterrand, qui reconnut que le 11 janvier n’avait été qu’un « moment de communion, donc d’illusion », porteur de « trop de malentendus, d’ambiguïtés », et dont l’esprit « était destiné à ne pas survivre ». C’est désormais le démographe Emmanuel Todd qui, dans un essai intitulé Qui est Charlie ?, dénonce violemment « l’imposture  » de la communion nationale du 11 janvier. Loin d’un sursaut républicain, le 11 janvier a selon lui constitué un « accès d’hystérie » collectif. Ceux qui ont défilé ce jour là, dit-il, se sont mobilisés non pas pour défendre la liberté et la tolérance mais pour « affirmer un pouvoir social, une domination », celle d’une « France blanche » des classes moyennes et supérieures, imprégnée d’une « subculture catholique » et manifestant pour défendre le « le droit de cracher sur la religion des faibles ». M. Todd voit donc dans la mobilisation du 11 janvier l’affirmation d’une « néo-République » inégalitaire et xénophobe, qui « exclut les enfants d’immigrés de la nation française » au travers d’une « nouvelle hystérie laïciste ». Il critique également violemment l’unanimisme politique et médiatique qui a entouré l’événement, qui lui fit l’effet d’un « flash totalitaire ». Les politiques, dit-il, « ont consciemment instrumentalisé l'événement pour tenter d'échapper à l'impopularité » et les journalistes « ont renoncé, en toute connaissance de cause, à leur devoir critique ».

La violence du propos d’Emmanuel Todd lui vaut depuis quelques jours de vives critiques de la part des médias et des politiques de gauche. On dit de lui qu’il « perd les pédales », qu’il est désormais un « intellectuel zombie ». Laurent Joffrin, le directeur de la rédaction du quotidien Libération, qui avait vu dans le 11 janvier un « élan magnifique », lui a vivement porté la contradiction. Et, fait rare, le premier ministre lui-même s’est fendu d’une tribune pour réfuter ses arguments.

Quoi que l’on pense de l’analyse marxisante d’Emmanuel Todd, la virulence des réactions à ses propos témoigne de la difficulté d’une partie des élites politico-médiatiques à accepter que le « sursaut » du 11 janvier puisse être remis en question. Pour une partie de la gauche, en effet, la mobilisation citoyenne qui a suivi les attentats de Paris semble devoir servir à édifier une mystique républicaine renouvelée. Elle doit devenir la fondation d’un supposé renouveau, permettant de sortir la France de l’état de dépression collective dans laquelle elle s’enfonce depuis des années. Ainsi Laurent Joffrin présente-t-il la mobilisation du 11 janvier comme le symbole d’un « réveil Français », qui doit permettre d’« en finir avec les défaitistes, les déclinistes et autres prophètes de la décadence ». Ainsi Manuel Valls appelle-t-il à « relever l’étendard de l’optimisme » face aux intellectuels qui font du constat d’un déclin français « une véritable idéologie, un leitmotiv  ». Pour cela, il faut s’opposer à ceux qui « voudraient tirer un trait sur le 11 janvier, le remiser, minimiser la portée d’une mobilisation sans précédent, d’un gigantesque élan de fraternité ». Ce jour là, nous dit le premier ministre, « la France s’est retrouvée, forte et fière. Ce souffle ne doit pas s’éteindre ». Il faut au contraire « entretenir ce mouvement, cette énergie. Elle est vitale pour notre pays ».

Mais si l’énergie du 11 janvier est « vitale », c’est en fait surtout pour la gauche au pouvoir. Car l’« effet Charlie » a permis à l’exécutif de s’extraire de l’ornière. Dans les mois précédant les attentats, les doutes grandissaient concernant la capacité du gouvernement et même du président de la République à tenir jusqu’au bout du quinquennat. En situation d’échec patent sur le front économique et social, le couple exécutif était également confronté à une fronde croissante au sein de la majorité socialiste. « Si d'ici trois à six mois, la situation ne s'est pas inversée, ce sera foutu », avait reconnu Manuel Valls en septembre 2014. La situation, fondamentalement, ne s’est pas inversée, mais le choc créé par les attentats de janvier 2015 a aidé l’exécutif à refaire surface. L’effet sur la popularité du président et du premier ministre a été limité et temporaire, mais suffisant pour leur permettre de reprendre la main et de gagner du temps. La légère amélioration de la conjoncture économique leur redonne désormais l’espoir d’arriver jusqu’à 2017. Ils sont parfaitement conscients, cependant, que cette amélioration n’a que peu à voir avec la politique du gouvernement mais résulte d’une conjonction de phénomènes sur lesquels l’exécutif n’a que peu de prise : la baisse de l’euro, la baisse des cours du pétrole, la politique monétaire désormais accommodante de la banque centrale européenne (BCE), et la persistance de taux d’intérêts très bas. Un « alignement des planètes » exceptionnel, mais qui reste fragile et pourrait ne pas durer.

Le pouvoir socialiste a donc tout intérêt à entretenir et sacraliser la flamme du 11 janvier, qui lui permet de brandir « l’étendard de l’optimisme ». Qui lui permet aussi, espère-t-il, de ne pas se laisser entraîner vers le terrain des questions identitaires et religieuses qui envahissent l’espace public et fracturent la gauche française. Il faut donc être impitoyable avec ceux qui se rendent coupables de « blasphème contre le 11 janvier », car en s’attaquant à ce nouveau mythe fondateur ils remettent en cause un élément central de la stratégie politique de l’exécutif.

Un mystique inopérante ?

On peut toutefois douter des chances de succès d’une telle stratégie, car cette mystique du 11 janvier semble être largement inopérante dans une grande partie de l’opinion publique. Comme l’ont reconnu tous les observateurs, et même le premier ministre, des pans entiers de la population française n’ont que très peu participé à la marche républicaine, en particulier les habitants musulmans des quartiers de banlieue. N’en déplaise à certains, toute la France n’était pas « Charlie » le 11 janvier. Le « mémorial Charlie » installé au pied de la statue de la place de la République à la mémoire des victimes des attentats a d’ailleurs été vandalisé à plusieurs reprises dans les semaines qui ont suivi la manifestation.

Mais les classes populaires « de souche » se sont aussi largement tenues à l’écart de la mobilisation. D’après une récente étude de la Fondation Jean Jaurès, les attentats de janvier ont constitué pour elles un « catalyseur » qui consolide le Front National (FN). En apparence, ces attentats n’ont pas fondamentalement changé le regard des milieux populaires sur l’islam et l’immigration, qui était déjà très négatif. Ils ont en revanche cristallisé et renforcé la perception d’une « islamisation » de la société française, qui nourrit une « suspicion généralisée » vis-à-vis de la communauté musulmane. La liberté d’expression n’apparaît pas comme la priorité face à une islamisation qui semble être validée par des faits empiriques. Les attentats ont donc permis de fidéliser l’électorat du FN, perçu comme le seul parti portant un regard objectif sur le phénomène. Cependant, d’après les chercheurs de la Fondation Jean Jaurès cette « idéologie de l’islamisation » s’autonomise et progresse désormais même sans l’intervention du parti. Par conséquent, disent-ils, « les 25 % de vote FN ne sont aujourd’hui plus un plafond mais un plancher ». La progression du parti résulte d’un mouvement de fond face auquel les psychodrames familiaux, les soupçons de malversations financières ou les violences contre les journalistes pèsent peu, et les appels de Libération à combattre le « fascisme à visage humain » probablement encore moins.

Le 11 janvier n’a donc pas fondamentalement modifié les données du « problème français ». La France est toujours ce pays plongé dans une profonde crise politique, économique et morale, qui ne parvient à pleinement assumer et gérer ni la diversification de son peuplement, ni les conséquences de son choix européen, ni les contraintes de la mondialisation. Surtout, elle reste ce pays dont le régime politique, en état de crise latente et permanente, ne permet pas de gérer les affaires de manière juste, démocratique et efficace. Ce pays dont l’ensemble du corps social et politique est intoxiqué par un poison violent, le « poison présidentiel » qui réduit le pouvoir politique à l’impuissance, atrophie la démocratie et étouffe la société civile. Ce pays qui est un peu moins pessimiste, mais où les idées du FN s’enracinent, presque inexorablement.

En mars dernier déjà, un sondage révélait que, pour 75% des Français, les mobilisations qui avaient suivi les attentas de janvier ne correspondaient qu’à « un moment d’émotion » et n’allaient « pas avoir de suite ». Il est fort probable, cependant, que la gauche au pouvoir poursuive son œuvre de construction d’une mythologie du 11 janvier, instant sacré du quinquennat Hollande. Ce faisant, elle ne fera en fait qu’ériger un totem destiné à lui permettre de danser encore un peu autour du corps d’une république moribonde.


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