Le baiser du foot

par Jean-Paul Foscarvel
mardi 5 septembre 2023

 

Une équipe de joueuses féminines remporte le championnat du monde de foot.

 

Elles sont à leur apogée, adulées, regardées, honorées.

 

Elles montent sur le podium en attente de la consécration suivie par toutes les caméras. Elles sont au comble du bonheur, de la joie de l’ivresse saine de la victoire.

 

Le grand directeur est là, il va les congratuler, les féliciter. Il est le représentant officiel d’une cérémonie solennelle de remise de prix. Son rôle est de leur rendre un honneur qu’elles méritent amplement.

 

Il est sur le point d’accomplir sa tâche, sa mission, son rôle, sa fonction, à un point de reconnaissance mondial, pour lui, pour l’équipe et la nation qu’il représente, occasion qu’il a rarement dans sa vie. Il en est honoré a priori. Leur consécration est aussi la sienne.

 

Mais, au lieu d’un geste officiel de reconnaissance, il accomplit un geste personnel de donner un baiser suave et voluptueux à une de joueuses victorieuses, baiser que se donnent les amants en quai de gare avant le départ de l’un ou l’autre, que s’échangent les amoureux dans leurs débordements érotiques, que s’échangent les couples dans leur intimité. Entre deux personnes qui s’aiment, c’est une preuve magnifique d’amour. Mais ce n’est pas le cas : ils ne sont pas amants. Ils ne se connaissent pas.

 

Que fait-il là ?

 

Il ramène le caractère officiel et honorifique de la cérémonie à un échange intime entre deux personnes qui se connaissent, sans que ce soit le cas. Que la joueuse consente ou non n’est pas la question. C’est un grand ponte qui a le pouvoir de la virer, qui la surprend à accomplir un geste auquel il est invraisemblable qu’elle ait pensé dans une cérémonie où cela n’a jamais eu lieu, et probablement n’aura plus jamais lieu.

 

Au lieu de la reconnaissance de la performance, de l’équipe, des joueuses, il casse ce moment magique par un geste personnel qui ramène la fonction des joueuses à leur corps, au désir d’un mâle, et prend du plaisir à lui imposer ce baiser.

 

Pour lui, ce ne sont plus des joueuses qui ont eu une victoire exemplaire et qu’il faut consacrer, ce ne sont plus des sujets autonomes qu’il s’agit d’honorer, ce ne sont que des objets du désir, des corps dont il faut jouir.

 

Au lieu de les honorer, il les a déshonorées, et le déshonneur bien entendu retombe sur lui.

 

Car elles sont et restent honorables, malgré ce geste et peut-être plus encore via ce geste, car elles ont dit « non ». Pas sur le moment, où la joueuse aurait pu le gifler, là, devant les caméras, en plein public. Mais cela se serait retourné contre elle. Elle ne pouvait rien faire et par-delà le désarroi de la situation, dénoncer son agresseur, car il s’agit d’une agression, plus tard, suite aux faits connus de tous.

 

Le haro des médias porte sur le consentement ou non du geste. Là n’est pas la question la plus profonde (même si c’est une part du problème). Auraient-ils été amants dans la vie réelle, le geste eut malgré tout été inapproprié. Imagine-t-on la même chose avec un homme ? Non, bien entendu. Ou une haute responsable internationale du foot embrasser fougueusement un footballeur victorieux pendant une cérémonie officielle ? Pas davantage.

 

La vraie question est le manque de considération profonde des femmes, comme si elles n’étaient pas égales des hommes, comme si elles étaient en dessous, comme si le respect d’une institution, au niveau de l’institution elle-même, n’était pas le même pour les femmes et pour les hommes.

 

Ces institutions sont d’origine masculine, exclusivement masculine, et, comme le disait un membre de l’académie des beaux arts devant la caméra* à propos de Roman Polanski qui venait d’être reçu : « on a l’esprit de corps ». On est entre hommes, les frasques de tel ou tel ne nous intéressent pas, et au fond, les femmes sont là pour contenter la libido de ces messieurs, rien d’autre. Les hommes ont un esprit, les femmes ont un corps, dont rien ne nous empêche d’user à notre guise.

 

Ironiquement cet « esprit de corps », qui représente une solidarité entre membres d’un groupe, permet d’user celui de celles qui n’en font évidemment pas partie. C’est de cela dont il s’agit, de cette solidarité masculine qui va jusqu’à être complice des forfaitures de tel ou tel, sachant que chacun des membres du groupe se sent capable d’accomplir les mêmes actes.

 

C’est ce traditionalisme, qui trouve normal qu’une femme soit victime d’une agression, puisqu’elle n’est pas sujet de son désir, mais simplement objet du désir du mâle, qui est aujourd’hui battu en brèche. Les femmes ont des désirs, sont sujets de leur désir, qui ne correspondent pas forcément à celui des hommes. Elles doivent être respectées comme des sujets à l’égal de l’homme, et le désir univoque du mâle n’est plus légitime dans notre société, quelle que soit la position sociale ou l’écart social entre l’homme et la femme, entre de désirant et le désiré.

 

Lorsque ce traditionalisme se trouve ancré dans les institutions officielles, il vient parfois des signes à la surface des eaux pour en dévoiler la profondeur abyssale. D’où l’importance de l’ouverture aux femmes de ces institutions mêmes, pour que cesse cet esprit de corps aux conséquences désastreuses**.

 

Par ce geste, ce suprême imbécile a accompli un dévoilement.

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* : dans le film de Marina Zenovich Roman Polanski : Wanted and Desired

** : une idée pourraît être de remplacer les deux compétitions par une seule, mixte, avec au moins cinq hommes et cinq femmes sur le terrain, le sexe du onzième personnage restant au choix de l'entraineur !


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