Le bateau ivre

par Gabriel
jeudi 28 janvier 2016

Chassé d’un Eden, nébuleux souvenir lointain, je suis devenu le poisson rouge dans le liquide amniotique d’un bocal abdominal qui m’éjecta aux premières contractures d’un pluvieux mois de juillet. Je me retrouvais de fait propulsé dans le monde chaotique et interrogatif du genre humain. Ainsi commençais ma croisière sur le bateau ivre d’Arthur, secoué par des tempêtes d’incertitudes, à la recherche fantasmée de ce dernier port dans lequel nous ne lèveront plus l’ancre pour partir, ayant trouvé la fameuse auberge où l’on peut enfin boire, manger, rire et se reposer de la tragique traversée. Cet ultime soupir où, d’un œil mi amusé, mi étonné, nous verrons une dernière fois un soleil prétentieux se vautrer dans un horizon rouge acier.

Première escale, la jungle du petit poucet. Du berceau d’une vie quasi végétative aux tout premiers pas d’une enfance noyée dans un monde d’adultes déconnectés de leur réalité première, voilà un gamin semant ses petits cailloux blancs dans la forêt de jadis Sieur Merlin. Des bancs d’écoles occupés par des petites souris en blouse grise, les doigts tachés d’encre, le regard rêveur fixant un plafond qui s’écaille et se lézarde, baillant de fatigue aux premières corneilles des hivers successifs, nous assimilons Assyriens et Babyloniens, Marignan 1515 et Napoléon avec la même passion et la même ferveur qui nous sont données, par le fonctionnaire d’état de l’époque, à retenir ces morceaux d’histoire inutile aux minots de notre âge. Ces professeurs qui, pour justifier les massacres de masse, nous présentaient les guerres comme d’héroïques faits ou de nécessaires mesures d’hygiène. Apprentissage d’une histoire humaine écrite par les vainqueurs et les assoiffés de pouvoirs. Mais relativisons, ce n’est pas grave car l’enfance n’est qu’une notion géographique et l’on passe sa vie à la compenser. Jusqu’à vingt ans, on cumul ses rêves et leurs goûts puis après, on passe sa vie à essayer de les réaliser. L’homme est un nomade cosmique, il n’y a que la femme pour l’arrêter, le cloisonner dans une sécurité que son essence première réclame. La nature a fait de la femme le bel ennemi de l’homme car par son amour elle l’emprisonne. Le plus souvent chez le male, ce manque d’enfance, il essaie de le compenser par une réussite professionnelle ou une suite de conquêtes féminines.

Seconde escale, celle ou nous pensons devenir des hommes qui savent, se trompent, chutent et se relèvent parfois. La phase de collection des diplômes de papier, récompenses factices du bon élève, permis d’entrer dans la société concurrentielle des fauves qui s’entredévorent sous le regard complice d’un dompteur agissant pour le compte et le tiroir caisse du directeur et des actionnaires de ce vaste cirque nauséabond. Il y a peu encore, débordant d’idéaux et de fraternité virtuelle, du moins sur papier glacé, dans l‘amphithéâtre d’une fac de province, nous pensions faire de ce monde un idéal. Rêve illusoire d’apprenti Che Guevariste tout juste guérit de son acné d’adolescent en perpétuelle révolte. Finalement, c’est la langue pendante et la foi libérale chevillée au corps, que nous irons mendier auprès de ceux, qu’il n’y a pas si longtemps voulions pendre aux arbres de notre justice sociale, le job nécessaire à notre épanouissement de bon citoyen consommateur compulsif cherchant dans ce système en phase terminal une place à l’abri des coups. La vie est une pièce de théâtre dramatique où les êtres que nous sommes sont à la recherche de cette nécessité vitale, de cet impérieux et impétueux besoin d’être aimé. Vivre c’est une aventure, c’est un jeu et c’est en cela qu’il faut fuir la gravité des imbéciles. Nous parcourons les années entre les gouttes d’une averse de pluie acide à la recherche d’un abri dans des pays imbéciles où jamais il ne pleut. Le dualisme matière esprit fait partie de notre quotidien et l’on se nourrit de ses contradictions.

Troisième étape, après plusieurs remous et tangages, vaille que vaille le navire rimbaldien accoste au port de l’homme esclave. Commence la soumission au travail, à la consommation. L’avoir a pris le pas sur l’être, inhibé l’âme. Les tâches répétitives, journalières ne servent plus qu’à enrichir de papier vert et d’écritures comptables fictives un système qui ne profite qu’à ceux qui l’ont mis en place et le maitrise. La compétition fait rage et, seul ceux qui ont de la chance et les biens nés pourront flotter sur une mer noire où les Neptunes de la finance s’amusent à « Touché Coulé », une bataille navale grandeur nature où le but est de dézinguer un maximum de canards flotteurs afin d’en voler leur bouée pour la revendre au prix fort à d’autres naufragés. Dans ce labyrinthe, pas de fil d’Ariane et, le minotaure qui vous pourchasse n’a que faire de vos prières. Une seule échappatoire, Il faut bouger, toujours bouger, être en mouvement pour chercher. On ne trouve jamais mais, on fait des rencontres formidables. Les hommes éprouvent ce besoin de voyages, de mouvements, de nouvelles perspectives car, quand le paysage s’immobilise, il devient un lieu ou l’entité se sédentarise, se fige et agonise. De mes éveils maritimes je n’en garderais que le parfum iodé des marées et la tranchante morsure du sel sur mes lèvres gercées. 

 Fin de la croisière, l’escale du chaos, « Diviser pour mieux régner ». Guerres, pollutions, surproductions, attentats etc…, tout cela est programmé et subit. A part quelques imbéciles qui se déchargent de leurs responsabilités sur un Dieu créé à cet effet, les personnes sensées savent elles, que cela n’est pas le fruit du hasard mais bien d’une politique définie pour l’élaboration d’une société au bénéfice d’une minorité. A souper avec le diable, nos cuillères n’étant pas assez grandes, nous sommes forcément affamés. Nous ne voyons plus le monde tel qu’il est depuis longtemps car nous avons coupé le lien naturel de notre origine. On voit le monde tel qu’on nous le présente, tel que nous en parlent les médias et les livres. Des médias de plus en plus présents, des journalistes de plus en plus dociles, une information unique, asservissante et de plus en plus médiocre. Nous sommes une génération livresque à base religieuse qui nous impose le monde tel qu’il a été écrit par des hommes se réclamant de pseudo dieux ! Cela devrait nous crever les yeux, une croyance érigée en dogme est une théocratie et une théocratie est le pire ennemi de la démocratie et de la liberté de l’individu. On ne peut pas lutter contre une religion, un mythe, car ceux-ci sont ancrés dans les passions et n’ont nul besoin de recours à la raison. Une dévotion confine à l’idolâtrie et n’a que faire du réel, nous touchons là à l’épicentre de l’irrationalité. Notre aliénation, c’est la représentation de la vie, celle que l’on ne vit pas. Et puis, il y a ces matins de déprime ou l’on use ses miroirs à chercher la beauté inutile et éphémère d’une jeunesse qui fut car le temps s’écoule, fluide comme la farine entre les doigts du meunier. Le blé écrasé, comme nos corps martyrisés par les années, finira brulé, consommé et éparpillé afin de fertiliser les générations futures. 

Je l’avoue et le confesse, je n’aime pas ce monde, ce qu’il est devenu et ce qu’il continue à devenir. Ce qui me désole c’est que j’en suis entièrement responsable comme tout un chacun. Responsable par nos absences, nos acquiescements silencieux, par lâcheté ou confort face à l’insupportable déchéance intellectuelle et la barbarie de certains. Laissant faire et lavant nos mains de Ponce Pilate quand, une minorité asservissait la majorité en la massacrant, la pillant par pure bêtise, ignorance et cupidité. Nous sommes dans les quarantièmes rugissants, la croisière ne s’amuse plus. Ici tombe la dernière aube rouge sur l’étendue liquide où c’est égaré notre bateau ivre. Les matelots muets, envoutés par le chant des sirènes pirates, regarderont sombrer le navire qu’ils ont sabordé avant qu’un nouvel équipage, affrété d’un port inconnu dans une contrée encore incréée, ne parte à son tour pour apprendre comment, ensemble naviguer… 

La tempête a béni mes éveils maritimes.


Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !
Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?
Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.
O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons. 

 A.Rimbaud, extrait du bateau ivre…. 


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