Le Bien, le Mal & les Mathématiques

par Jacques-Robert SIMON
lundi 17 février 2020

 Le Bien, le Mal : une convention, des absolus, un arbitraire, une nécessité ? Les intelligences artificielles permettront-elles l’émergence d’un nouveau dieu ou assistera-t-on à la floraison de générations de lapins crétins dominés par pire qu’eux ? 

 Toute collectivité a ressenti le besoin d’un sacré partout et en tous temps. Le sacré peut se définir comme ce qui unit les plus puissants aux plus démunis, il fournit donc le ciment à toute société. Ceci implique d’établir précisément un Bien, un Mal que chacun reconnaitra comme sien.

 Le Monde est appréhendé de deux façons, l’une basée sur l’instinct l’autre sur la raison. Pour des raisons de simplicité, il peut être considéré qu’une partie archaïque du cerveau, le cerveau reptilien, est en charge des instincts, tandis que le néocortex, apparu plus récemment dans l’évolution, est le siège de la raison. Le cerveau reptilien assure les fonctions de respiration, d’alimentation, de reproduction, d’agressivité et les réflexes chez les poissons comme chez les Hommes. Le néocortex est lui le siège de l'abstraction ; il gère le langage, l'imagination, la conscience et il permet d’immenses capacités d'apprentissage. Le néocortex ne fonctionne pas d’une façon automatique : il traite l’information reçue avant de déterminer la réaction qui lui semble adaptée. L’instinct vit dans l’instant, la raison nécessite du temps pour construire une réponse cohérente en fonction des faits toujours foisonnants en provenance du réel.

 L’instinct n’est pas le Mal, la Raison n’est pas le Bien. L’amour instinctif d’une mère pour son enfant relève de la génétique (et peut-être un peu de l’épigénétique) et la Raison peut conduire à asservir autrui en suivant un plan mûrement réfléchi. Seuls les temps de réponse relatifs différencient l’instinct de la Raison.

 Les instincts et la Raison ont fait l’objet de l’attention de tous les dominants qui rêvent de conserver sous leur coupe une multitude qu’ils jugent inaptes à vivre sans eux. Les religions, toutes les religions, furent, et sont quelquefois encore, utilisées dans ce but : le même dieu permet à ceux qui ont tout de se justifier auprès de ceux qui n’ont rien. Dieu est mort dans beaucoup d’endroits, alors on promet aux foules une immortalité médiatique. La frénésie des messages internet et le manque de réflexion qu’ils véhiculent permettent d’amenuiser la raison. Les médias traditionnels ne présentent plus d’analyses : de nouveaux prêtres prêchent et énoncent ce qu’il convient de penser.

 Mais qu’en est-il du Bien et du Mal ?

 L’Homme a une nature profondément collectiviste, que celle-ci soit égalitaire (communiste) ou inégalitaire (capitaliste), la force du groupe lui a d’ailleurs permis de survivre dans le monde animal puis d’y régner. Un acte sera perçu comme bienveillant ou diabolique selon la lecture qu’en fera le groupe.

 La lecture instinctive peut être facilement cernée. L’apport de nourriture, de bienfaits physiques, de partenaires désireux de s’accoupler… sera considéré comme le Bien. Une restriction comme le Mal.

 La lecture par la Raison est plus difficile à délimiter car l’observateur n’est jamais neutre et capable d’une analyse sereine : le Bien c’est ce qui lui ressemble. On est toujours imbibé par son milieu social, son éducation, sa culture. Une expérience simple et incontestable permet de se convaincre de la puissance de cette imbibition. Il suffit de prendre deux cylindres métalliques superposés coulissant sur une tige centrale (voir photographie). Le plus grand des cylindres (A), placé au-dessous, est creux et très léger. Le plus petit des cylindres (B), placé au-dessus, est plein et représente presque à lui seul la masse des deux cylindres réunis. Vous soulevez dans un premier temps les deux cylindres (A+B). Vous soulevez ensuite le petit cylindre (B) seul : ce dernier vous paraît plus lourd que (A+B) ce qui est physiquement impossible. Vous répétez l’expérience en ayant conscience du premier résultat, il vous semble encore que (B) est plus lourd que (A+B). Votre cerveau considérant l’assemblage intériorise que le petit cylindre doit être beaucoup plus léger que l’ensemble (A+B), et il prépare vos muscles et votre mental en conséquence. Mais ce n’est pas le cas, (B) apparaît alors plus lourd que (A+B). Votre milieu, votre parcours scolaire, vos choix culturels vont influencer de la même façon votre perception du réel et il est strictement impossible d’avoir une vision neutre de la réalité, non biaisée par les a priori personnels même si des trésors d’intelligence et de réflexion sont utilisés pour ce faire.

 L’étude quantitative permet de corriger l’impression qualitative. La Science (pas les scientifiques) permet d’obtenir un observateur neutre de la réalité. Dans l’exemple des deux cylindres, il suffit de peser l’un et l’autre des cylindres pour retrouver la réalité des faits. Une approche quantitative du progrès basée sur l’intérêt, comme l’est la théorie économique actuelle, n’est dominante que parce qu’on ne peut pas lui opposer des forces précieuses mais qualitatives, l’Amour, le bonheur, le respect, la dignité… Le ‘qualitatif’ associé au Bien, peut être erroné mais il peut être partagé par le plus grand nombre et servir d’équilibre aux coalitions d’intérêts.

 La Science a été au cœur du progrès sans jamais assumer le pouvoir, qu’il soit économique ou politique, et elle ne le peut pas. Car la Science est en quête du vrai, du possible, quelquefois de l’utile, mais jamais de ce qui est nécessaire. Si les scientifiques sont sensibles à la beauté et à l’Amour, la Science ne l’est pas. C’est pourquoi elle offre un regard neutre ou quasiment neutre sur la réalité.

 Le Bien comme le Mal semble réclamer le regard de l’autre, des autres. Il y a toutefois une terrible dissymétrie car le Mal est bien plus dévastateur que ne peut être apaisant le Bien. C’est d’ailleurs cette dissymétrie qui fait que les lois collectives s’appliquent davantage à punir qu’à promouvoir.

 Le Bien n’est d’évidence pas ce qui fait consensus le plus aisément. Les pires barbaries furent possibles parce qu’une large fraction de la population concernée y avait intérêt ou même adhérait pleinement à des propositions bestiales. Une société militarisée, hiérarchisée à l’extrême, peut représenter aux yeux de beaucoup une société de l’ordre ; elle peut servir de refuge à tous ceux qui ont peur de vivre par eux-mêmes. Par contre, le Bien par son seul élan, n’a jamais permis d’obtenir une cohésion comparable, une telle force, une telle puissance. Le Bien s’interdit la coercition, les ruses, les mascarades, la rouerie, l’improbité, la vénalité… « On reconnaît les honnêtes gens à ce qu’ils font leurs mauvais coups avec plus de maladresse que les autres. » (Charles Péguy).

 En essayant d’éviter tout excès de verbosité, il est possible de considérer l’honnêteté comme l’antithèse du Mal. Le Bien et le Mal recouvrent un fourmillement de faits, de sentiments, d’actions, de réactions, ce sont des antipodes qui s’excluent mais qui peuvent toutefois se combiner pour donner une infinité de nuances de comportements et de pensées. Le Bien et le Mal s’enchevêtrent et ne sont visibles que dans les cas extrêmes où ils subsistent presque seuls l’un sans l’autre, c’est-à-dire quasiment jamais.

 L’acceptation d’un comportement donné par la collectivité définit la normalité. Les lois, souvent présentées comme les seules représentantes du Bien, ne peuvent que pourvoir au normal. Mais les lois sont écrites par des Hommes, essentiellement des dominants, et leur passé sert à légiférer pour l’avenir, avec des biais que personne ne peut distinguer tant le degré de parenté sociologique et culturel est grand entre dominants. Les autres, qui voient les lacunes, ne sont pas en capacité de les exprimer dans le langage des dominants. Il ne faut pas attendre d’un esprit même grand d’avoir une vision neutre de la réalité, exempte de son vécu, il ne le peut simplement pas.

 Le Bien, c’est ce qui lie à autrui indépendamment de l’intérêt, le Mal c’est l’intérêt qui ne peut pas lier hors de l’asservissement, de la servitude, de la soumission, de la domination. Les mots ne traduisent qu’imparfaitement et incomplètement la réalité, un ensemble d’entre eux appartient au domaine du Bien : l’Amour, l’Honnêteté, la Droiture… notions qui se reconnaissent toutes par une totale incompatibilité avec l’intérêt. Le Bien, lorsqu’on est deux, est facile à définir, il s’agit de l’Amour. Il est impossible de définir l’Amour, tous les mots que l’on utiliserait ne feraient que le dissoudre. L’Amour est une fulgurance dans laquelle le désir peut avoir une part parmi d’autres. L’Amour peut prendre place aussi par le frottement des âmes.

 L’avidité, la compétition, la concurrence, le désir d’être le premier, l’attrait du combat peuvent aussi permettre de s’élever soi-même, de devenir réellement soi. Mais guetter chaque geste, chaque respiration, chaque regard, chaque mouvement de l’autre pour le surpasser, pour pouvoir grappiller quelques miettes de notoriété, pour soutirer quelque avantage, quelque élément de domination, quelque motif d’obtenir une possibilité de vaincre, conduit immanquablement à la médiocrité individuelle et à l’uniformité des masses. 

 Le Bien et le Mal peuvent être définis au quotidien, loin des limbes éthérés et des spéculations intellectuelles. Le Bien consiste à mettre en valeur les parties les plus originales, créatives, intéressantes d’un document, d’un discours, d’un être, le Mal se contentera lui de souligner les fautes, les manquements, les erreurs pour en tirer avantage. Les quelques moments les plus utiles et les plus enrichissants d’une vie toute entière sont ceux où on a pu vivre une l’expérience d’une écoute bienveillante et sans préjugés. Mais la vie est souvent présentée par ceux qui en ont intérêt comme une sempiternelle guerre de ruses pour être le premier, le seul : la domination domine les dominants.

 Le dévoiement du Bien en Charity-business est en cours pour parer l’âme marchande d’habits charitables, la charité comme produit de consommation, comme moyen d’étaler sa bonté aux yeux de la multitude. La charité devient un moyen de communication pour se grandir à ses propres yeux, pour se grandir aux yeux d’une foule piégée par des images insoutenables d’agonisants, d’enfants abandonnés, de corps suppliciés, torturés. C’est faire appel à l’esprit reptilien pour attirer des fonds en provenance de ceux qui n’ont pas grand-chose mais dont on sait qu’ils ont encore quelques naïvetés de l’enfance.

 Si l’on se fie au seul aspect qualitatif pour expliquer ou guider les rapports sociaux, la vérité s’enlise toujours dans le vraisemblable. Une vérité un tant soit peu crédible implique une mesure quantitative pour l’étayer sinon elle est à la merci des bonimenteurs de toutes sortes. Il faut à tout prix trouver un observateur neutre de la réalité.

 Si la Science ne peut pas choisir entre le Bien et le Mal, l’Amour ou l’intérêt, les technologies qui en découlent permettent d’accéder à une méthodologie donnant la voie à suivre une fois l’objectif choisi. Le secteur financier utilise depuis longtemps des algorithmes pour prédire les fluctuations du marché. Le trading à haute fréquence utilise l’informatique qui peut prendre des décisions (reptiliennes) en l’espace en quelques millionièmes de seconde. Un humain met lui plus d’une seconde pour réagir à un danger potentiel ou à une opportunité. Des départements de police utilisent une nouvelle technologie d’analyse prédictive pour délimiter les conditions qui favorisent crimes et délits afin de réduire le taux de criminalité. Des modèles informatiques basés sur la mécanique des fluides simulent le comportement de l’atmosphère pour la prévision du temps ou du climat. BlackRock, le premier gestionnaire d’actifs au monde, a mis au point une plateforme informatique capable de gérer des masses de données considérables et surtout d’apprendre en comparant ses prédictions avec les faits réels. Les champions d’échecs ou les joueurs de Go ont depuis longtemps été terrassés par les ordinateurs, il en sera de même des médecins, des avocats, des journalistes… 

 Les philosophes, les Hommes politiques, les juristes, les généraux seront eux aussi supplantés. Il est possible de fournir à l’humanité un livre sacré écrit par l’Homme qui fournirait la façon la plus efficace et la plus rapide de suivre une voie vers une félicité universelle, le quantitatif rejoignant le qualitatif. Et ce livre pourrait être utilisé au quotidien pour déterminer si le moindre des gestes, des actions, des discours vont bien dans le sens voulu, mais encore faut-il que cette félicité ne soit pas réservée à quelques uns. L’algorithme suprême et l’intelligence artificielle peuvent permettre l’écriture d’un nouvel évangile ou d’un nouveau Mein Kampf. Les dirigeants actuels ne prennent plus aucune décision sans connaître les données statistiques résultant d’une multitude de calculs en économie, en sociologie, en climatologie, en fait dans tous les domaines où une quantification est possible. Il n’y a plus qu’à y adjoindre le plus important : si l’égalité parfaite n’est pas un but en soi, l’inégalité sans cesse augmentée n’est d’aucun secours pour une société. Ce qui implique que le nouvel évangile, tout comme l’ancien, contienne la prétentions des puissants à être d’essence divine, faite pour dominer, ce qui ne peut pas être le cas : donner est le meilleur moyen de recevoir.

 Les belles âmes ne sont pas condamnées à succomber sous les coups des guerriers, ce n’est vrai ni historiquement, ni mathématiquement. Pour ce faire, il faut que les premiers tiennent en compte plus de paramètres et de données que les seconds dans leurs programmes informatiques. 

 


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