Le bilan de la politique migratoire de l’UE

par Patrice Bravo
vendredi 18 septembre 2020

Il y a cinq ans, l'Allemagne a été frappée par un tsunami humain, submergée par des réfugiés de pays aux prises avec une guerre civile – la Syrie, l'Irak, l'Afghanistan, la Libye… C'est arrivé après qu'Angela Merkel a prononcé la fameuse phrase "Wir schaffen das" (Nous y arriverons). 

Mi-août 2015, les autorités allemandes ont compris que d'ici la fin de l'année près de 800.000 réfugiés entreraient dans le pays, soit cinq fois plus que le record établi en 2014 (depuis le début des années 2000, la "norme" était de 35.000 personnes par an). Ce flux en provenance du Moyen-Orient s'accumulait en Turquie, avant de déferler sur l'UE via la Grèce, la Macédoine du Nord, la Serbie et la Hongrie. Cette dernière, conformément aux règles de l'UE (les réfugiés doivent rester dans le pays d'entrée en UE) a accueilli en été 2015 150.000 réfugiés, mais en juin déjà le premier ministre Viktor Orban a lancé la construction d'une barrière à la frontière avec la Serbie et a durci les conditions de prise en charge des réfugiés. 

Les médias des pays de l'UE ont commencé à s'indigner de la violence policière et à montrer des images de la gare de Budapest débordant de réfugiés qui scandaient : Merkel et Germany. La revue Bild jetait de l'huile sur le feu en publiant le 2 septembre, après la découverte sur la côte grecque du corps d'Aylan Kurdi, 2 ans, qui s'était noyé lors d'une traversée de Turquie, sa photo dans un cadre noir. En reprenant les propos d'Angela Merkel du 31 août (Nous y arriverons), la revue a demandé : "C'est qui "nous" et que valent nos valeurs si nous admettons ce genre de choses ?". Cependant, en disant "Nous y arriverons" la chancelière n'avait rien de concret à l'esprit : son gouvernement n'avait aucun plan. 

Mais d'autres avaient un plan. C'est devenu clair le 4 septembre, quand 3.000 réfugiés, une infime partie de ceux qui s'étaient accumulés en Hongrie, sont partis à pied (environ 700 km) en direction de l'Allemagne, entourés par les caméras de différents pays. Cette action a été immédiatement baptisée "marche de l'espoir". Pour des raisons "humanitaires" le premier ministre Orban a mis à disposition des bus pour que cette "marche" arrive le plus vite possible jusqu'à l'Autriche (180 km). Cette dernière ne pouvait pas gérer "l'invasion" à elle seule et a demandé de l'aide à son grand voisin allemand. Le 6 septembre, Bild  s'exaltait : "Ils sont autorisés à entrer chez nous – Merkel a mis fin à la honte de Budapest." Dans la soirée du 6 septembre déjà le nombre d'arrivants à la gare de Munich a dépassé 17.000 personnes et grandissait d'heure en heure. Il n'était question d'aucun enregistrement ni même vérification… 

Par la suite il sera révélé que le service frontalier avait suggéré de fermer la frontière. Angela Merkel avait refusé parce que la tentative de stopper ce flux avec des canons à eau, du gaz ou qui plus est avec des armes aurait des conséquences imprévisibles pour l'Europe et pour l'image des Allemands. A noter que cette décision a été prise par la chancelière de manière individuelle, sans débat au parlement (manque de temps) ni sans s'adresser à la population à la télévision. La chancelière n'avait même pas employé le mot "crise". 

Mais la crise est arrivée. Notamment au gouvernement : Horst Seehofer, chef du parti bavarois CSU faisant partie de la coalition au pouvoir, a qualifié l'approche d'Angela Merkel de "triomphe de l'anarchie". 

Les alliés expliquaient cette décision par la vision et l'opinion chrétienne de la chancelière, mais le fait est qu'elle a clairement enfreint les normes de l'UE : l'hospitalité allemande a si profondément bouleversé l'UE qu'elle est incapable d'élaborer une ligne migratoire commune à ce jour. De plus, cet épisode est devenu l'une des principales lignes de discorde en UE. 

En ce qui concerne l'Allemagne, en été 2016 le pays comptait 1,4 million de réfugiés venus du monde entier. L'apparition d'une telle masse d'étrangers avec des objectifs inconnus a suscité une forte tension sociale : l'Allemagne a organisé une expérience sur elle-même et elle a tourné à la division. Cette même revue Bild qui incitait Angela Merkel à accueillir les réfugiés est rapidement devenue le porte-parole des xénophobes et des racistes. La cote du parti national populiste Alternative pour l'Allemagne (AfD) est montée en flèche : début 2015 il n'avait pas beaucoup de soutien, mais en 2017 il est devenu la principale force d'opposition du pays. 

Le pays et même toute l'Europe se sont divisés en deux camps approximativement égaux. Pratiquement la moitié des Allemands (51%, sondage de Civey) n'est pas d'accord avec cette phrase, 44% la soutiennent. 

La situation semble encore plus sinistre sous un angle européen. Les événements de 2015 ont montré que les pays de l'UE n'étaient pas prêts à appliquer leurs propres décisions sur l'accueil et le logement des réfugiés. Tout comme s'est avéré le véritable fond de ces décisions : comme en témoigne l'exemple du protocole de Dublin qui rejette la responsabilité d'accueil sur le pays où les réfugiés sont entrés sur le territoire de l'UE. Selon cette logique, tous les réfugiés arrivant en UE doivent être pris en charge par la Grèce, l'Italie et Malte. Qui a décidé ça ? Ce n'est pas un secret que dans les 1990 la décision a été prise sous la pression de l'Allemagne, car il est possible de s'y rendre directement sans passer par un autre pays de l'UE seulement en parachute. 

La crise migratoire a montré qu'il était impossible de forcer les nouveaux membres de l'UE (la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie) à accueillir les réfugiés, même les tentatives d'infliger des amendes aux récalcitrants ont échoué. Au final, début 2016, les pays des Balkans et l'Autriche ont fermé leurs frontières aux réfugiés, alors que la Grèce, le premier pays sur l'itinéraire des Balkans, s'est retrouvée coupée de l'UE. Cependant, des contrebandiers continuaient d'y projeter des personnes de Turquie, où se trouvaient des millions de réfugiés du Moyen-Orient. 

Les négociations entre Ankara et l'UE (menées essentiellement par les Allemands) se sont soldées en 2016 par un accord : l'UE verse à Recep Erdogan 6 milliards d'euros pour qu'il empêche les réfugiés de sortir. Hélas, ce mécanisme ne fonctionne pas non plus : au printemps les autorités turques ont même commencé à déposer des réfugiés syriens à la frontière grecque en bus. 

Et avec le coronavirus la situation est tout simplement catastrophique. Parmi ces réfugiés, qui sont plus d'un million, il y a de nombreux infectés, mais ils s'efforcent d'entrer en UE et s'insurgent : pourquoi la première vague a pu entrer et pas nous ? L'immense incendie sur l'île de Lesbos a montré quel était le risque – il a ravagé l'un des plus grands camps de réfugiés, ce qui a forcé les autorités à évacuer les résidents et les habitants de l'île. Où ? La Grèce est seule face à son malheur. 

Mais le flux ne cesse pas pour autant. Les contrebandiers ont commencé à transporter des migrants de Libye en Italie et sur Malte. Tous les jours les médias rapportent des noyés, mais l'UE ne parvient pas à élaborer une approche commune du problème frontalier. Que doivent faire les navires de guerre en voyant en mer une barque avec des réfugiés ? Couler ? Ils n'ont pas le droit. Ni chasser non plus. Elles sont escortées jusqu'en Italie, ce qui engendre des protestations locales et en UE. Les actions conjointes sont irréalisables à cause de la pandémie : le débat sur un nouveau paquet de l'UE sur la migration et les règles d'asile est reporté depuis février 2020… 

Récemment, dans une conférence de presse il a été demandé à Angela Merkel si elle répéterait sa phrase aujourd'hui. La chancelière a évasivement répondu qu'il ne fallait pas arracher une phrase de son contexte historique…

Alexandre Lemoine

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