Le Brexit et la Grande Sécession des élites : vers le peuple 2.0 ?

par Vera Mikhaïlichenko
samedi 25 juin 2016

La victoire du Brexit, à peine prononcée, a suscité la révolte d'une partie de nos élites, pour laquelle la coupe est de plus en plus pleine. Plus que jamais, la populace, indisciplinée et sourde à toute pédagogie, l'insupporte. Et si le prochain divorce était en train de se dessiner sous nos yeux, entre ces deux composantes de nos sociétés ?

Gaspard Koenig et Sylvain Courage

Comme en 2005, à l'époque du référendum sur le traité établissant une constitution pour l'Europe, les médias ont joué à fond leur rôle : assurer la propagande de l'Union européenne. En dépit de tous leurs efforts, de concert avec les politiciens européistes, ils ont échoué à empêcher le Brexit.

Sur BFM TV, la journaliste Roselyne Dubois, dépitée, lâche le morceau ; elle reconnaît que sa fonction est de manipuler l'opinion : « Nous médias comme vous élus n’arrivons pas à passer l’idée que l’Europe apporte quelque chose. Que faut-il changer ? Il y a un vrai mea culpa à avoir ! »

L'aveu est fascinant dans sa naïveté même : la journaliste ne trouve rien d'anormal à nous déclarer qu'elle se charge de la communication de l'UE. Cela va de soi pour elle.

Et son incompréhension (pourquoi notre propagande, pourtant si active, n'a-t-elle pas fonctionné ?) révèle, nous y reviendrons, l'incompréhension entre deux peuples, de plus en plus distincts sur tout le continent européen, celui d'en haut et celui d'en bas, pour reprendre l'expression de Jean-Pierre Raffarin.

Analyses spécieuses, mépris de classe, prophéties bidons : des propagandistes aux abois

Sa consoeur Marie Drucker n'a pas hésité, quant à elle, ce 24 juin historique sur France 2, à mettre en cause la réelle signification du vote des Britanniques :

"Tous ceux qui ont voté pour le Brexit, pour la sortie de la Grande-Bretagne de l'Union européenne, le voulaient-ils vraiment ? (...) De nombreux observateurs estiment qu'il s'agit moins d'un vote de rejet de l'Europe et l'Union européenne qu'un vote contre les élites, contre l'establishment, contre la politique intérieure, bref, comme le sont souvent les référendums, un vote de colère."

Autrement dit, selon notre grande interprète, les électeurs auraient pu voter contre leur souhait véritable, non pas guidés par leur raison (que seuls les eurobéats possèdent à coup sûr), mais aveuglés par une passion, la colère. On imagine mal Marie Drucker faire le même genre d'analyse si le Brexin l'avait emporté :

"Tous ceux qui ont voté pour le Brexin, pour le maintien de la Grande-Bretagne dans l'Union européenne, le voulaient-ils vraiment ?  De nombreux observateurs estiment qu'il s'agit moins d'un vote d'adhésion à l'Europe et à l'Union européenne qu'un vote en faveur des élites médiatiques, qui manipulent avec opiniâtreté l'opinion, et pour la politique intérieure, survendue par d'habiles communicants, bref, comme le sont souvent les référendums, un vote de crédulité."

Même type de réaction partisane, qu'on n'imagine pas en sens inverse, de la part de François Jost, chroniqueur du Nouvel Obs et professeur à l’université Paris III. Il estime que ce référendum est un "un semblant de démocratie" :

"S’il y a une leçon à tirer de cet événement historique, c’est bien en effet le paradoxe suivant : le référendum, brandi par tous les populistes comme outil démocratique par lequel le peuple va s’exprimer, produit l’effet contraire de ce pour quoi il est soi-disant fait.

Car, au-delà de ces slogans qui font du pays l’acteur de cette rupture avec l’Europe, que disent les chiffres ?

D’abord que 51,9% des votants ont été favorables au Brexit. On se réjouit du taux de participation de 72,2%. Il signifie pourtant que c’est seulement un peu plus de 36% des Britanniques qui ont décidé de la sortie. (...)

Pour qu’un référendum portant sur une décision à portée historique soit juste, il faudrait au moins exiger une majorité qualifiée, par exemple que trois-quarts des votants soient pour ou contre la question posée."

Si le Brexin l'avait emporté, François Jost se serait-il insurgé contre ce "semblant de démocratie", sur le fait que seuls 36% des Britanniques auraient pu décider du maintien du Royaume-Uni dans l'UE ? Et l'a-t-on entendu exiger que trois-quarts des votants se prononcent pour l'entrée de nouveaux pays dans l'UE ?

Par exemple, le 13 novembre 1994, la Suède s'est prononcée par référendum sur son adhésion à l'UE. Celle-ci fut acceptée à seulement 52,8 % des suffrages exprimés. Faut-il donc exiger que la Suède sorte de l'UE et organise un nouveau vote où les trois-quarts des votants (75%) devraient se prononcer pour l'adhésion afin que celle-ci soit validée ?

Mais revenons à nos journalistes, en pleine gueule de bois ce 24 juin. Audrey Pulvar, sur Europe 1, a ainsi osé déclarer que les gens qui ont voté contre le Brexit sont "des gens qui vivent dans la modernité, qui savent à quel point il est important de maintenir des échanges commerciaux, des échanges de populations, etc." Comprenez : les gens qui ont voté pour le Brexit sont des ploucs arriérés qui ne savent pas ce qui est bon pour eux. On entendait exactement la même chose en 2005.

Elle a même osé ajouter : "La presse anglaise a une énorme responsabilité dans ce résultat." Il est vrai que le Sun, plus gros tirage d'Angleterre, a pris parti pour le Brexit. En revanche, cela ne la gêne pas le moins du monde que près de 100 % de la presse française se soit prononcée contre le Brexit. On ne peut, pour le coup, que souscrire à l'ironie de Jean-Yves Le Gallou, présentateur de l'émission de décryptage I-Média sur TV Liberté :

.@Europe1 @AudreyPulvar "la presse anglaise a une responsabilité majeure dans le résultat". Scandale : elle a donné la parole aux deux camps !

— Jean-Yves Le Gallou (@jylgallou) 24 juin 2016

Continuons notre passage en revue des acteurs de la caste médiatique. Pas plus tard que le 22 juin, Arnaud Leparmentier, directeur éditorial au Monde, animateur du Grand Rendez-vous Europe1, et Prix du livre européen 2013, annonçait l'impossibilité matérielle du Brexit... devenue réalité 48h plus tard :

On ne défait pas une omelette pour retrouver des oeufs. Le brexit est materiellement impossible
Cc@henrikenderlein
Pascal Lamy

— Leparmentier Arnaud (@ArLeparmentier) 22 juin 2016

L'homme est, on veut bien le croire, un honnête cuisinier ; il n'en est pas moins, et de manière tout à fait certaine, un piteux analyste politique...

A peine 24h avant le vote, l'inénarrable BHL, toujours aussi désopilant, y allait de sa prophétie biblique :

Défaite probable du Brexit. Déroute, donc, des souverainistes, des xénophobes, des racistes. Reste, maintenant, á refonder l'Europe.

— Bernard-Henri Lévy (@BHL) 23 juin 2016

De quoi faire de notre philosophe stratège de guerre (une fois de plus) la risée du web :

Je rectifie @BHL
Victoire certaine du Brexit. Déroute, donc, des ploutocrates, des lobbyistes, des immigrationnistes. Reste à dissoudre l'UE

— Gaspard Alizan (@GaspardAlizan) 24 juin 2016

Peuple à la carte, Faceboocratie : les hallucinations d'une élite ivre de sa puissance

Mais le meilleur restait à venir. Deux articles qui disent tout de l'immense fracture entre deux Frances, deux Europes, deux Mondes.

Dans FigaroVox, c'est Gaspard Koenig, président du think-tank GenerationLibre, qui prend la plume pour fustiger un foutu peuple frileux et emmuré dans ses frontières :

"J'ai appris le Brexit sur un vol transatlantique à destination de Londres, où je réside depuis 6 ans. (...)

Je hais les nations, épiphénomène sanglant de l'histoire humaine, et méprise les nationalistes. La « souveraineté nationale », c'est un os à ronger lorsqu'on a perdu la seule souveraineté qui compte : celle de soi-même. (...)

On va recommencer à trier les humains en fonction de leurs livrets de famille et à les parquer derrière les barbelés des frontières. Le nativisme bat son plein. (...)

Oui à la démocratie, non au « peuple », fiction de romancier.

Mais puisque l'on joue au jeu des sécessions, allons jusqu'au bout. Appliquons la logique des « communautés intentionnelles », comme on dit au Québec. Qui a voté pour rester dans l'Europe ? L'Irlande du Nord, L'Ecosse, Londres. Et les jeunes (de manière écrasante : 75% des 18-24 ans, et la majorité des moins de 50 ans). Pourquoi ne prendraient-ils pas leur indépendance eux aussi ? La charismatique leader du SNP, le parti indépendantiste écossais, a d'ores et déjà appelé à un second référendum pour l'Ecosse. Et une petition circule déjà en ligne pour faire de Londres un Etat autonome ! Après tout, plutôt que de partir, pourquoi ne pas nous approprier Londres ? « Take back control », qu'ils disaient. Chiche. Que les esprits cosmopolites du monde entier fassent de Londres leur pays, un pays libre, jeune, ouvert et prospère."

Gaspard Koenig exprime sans complexe le rêve des élites de se libérer du peuple, de se débarrasser de ce fardeau. Terra Nova, déjà, le think tank socialiste pro-DSK, prônait l'abandon des classes populaires, de l'ancien prolétariat, trop conservateur, passé chez Sarkozy ou Le Pen, pour lui préférer un nouvel électorat : jeune, diplômé, féminin, immigré.

Koenig incarne à merveille la vision attalienne d'élites nomades, passant de pays-hôtels en pays-hôtels, à coups de vols transatlantiques et transpacifiques. De par-delà les nuages, ils aperçoivent le peuple tout en bas, curieusement immobile, parqué derrière des frontières, peu porté aux voyages en navettes spatiales. Que le peuple est casanier et ennuyeux ! Décevant ! D'ailleurs, Koenig lui dit "non" au peuple ! Il veut une démocratie sans le peuple... un concept franchement original.

Le fantasme du jeune homme, libre comme l'air, c'est que tous les riches du monde prennent leur indépendance vis-à-vis des pauvres. Fini les notions de peuple, de famille, dont on hérite et qu'on ne choisit pas... Je fais désormais table rase de tous mes liens naturels, et j'en choisis de nouveaux ! C'est chouette ! C'est le peuple 2.0 et la famille 2.0 ; on ne s'étonne pas que Koenig soit un fervent partisan de la GPA, du "droit des femmes à disposer de leur corps, y compris, le cas échéant, contre rémunération".

L'utopie koenigienne, c'est un archipel mondial, remplaçant les vieilles nations, où pourraient se regrouper tous les happy few. Concrètement, toutes les grandes métropoles du monde prendraient leur indépendance, laissant les périphéries à elles-mêmes. Certains groupes d'individus, où qu'ils se trouvent sur la planète, pourraient aussi prendre leur indépendance, comme les jeunes diplômés connectés les plus dynamiques, aptes à être, selon les voeux d'Attali, les entrepreneurs de leur vie.

La vision de Koenig s'avère être en parfaite congruence avec celle de Sylvain Courage, rédacteur en chef à L’Obs. Dans son éditorial du 24 juin, il oppose les populations des centre-villes à celles des périphéries déshéritées :

"Et la glorieuse cité de Londres se réveille avec le sentiment d’avoir été trahie : les yuppies et les bobos de la capitale se demandent ce qu’ils ont encore de commun avec les Britanniques des campagnes craintives et des anciens bastions industriels désespérés.

La ville-monde raisonne comme le continent et s’exaspère du revirement de son Iago shakespearien : Boris Johnson, devenu par opportunisme le tribun d’un peuple sans repère. […]

Les pères fondateurs de l’Europe avaient raison : les nations triomphantes des années 1815-1914 étaient bien mortes, putréfiées sur les charniers de la première puis de la deuxième guerre mondiale. Après soixante ans de convergence européenne, aussi maladroites furent-elle, ces idéologies foncièrement xénophobes n’ont aucune chance de ressusciter. A l’heure de l’humanité connectée, les individus se rattachent à d’autres communautés.

Un londonien partage plus de valeurs et de communauté de destin avec un parisien, un milanais, un berlinois ou un new-yorkais qu’avec un agriculteur du Devonshire. Un étudiant de Glasgow préfère rencontrer ses semblables de Séville, Athènes ou Copenhague".

Sylvain Courage nous annonce, en somme, la mort des peuples d'antan, formés de gens différents et hétéroclites : des agriculteurs, des ouvriers, des ingénieurs, des fonctionnaires... pas tous destinés à être potes, et l'émergence des peuples 2.0, hyper homogènes, constitués de communautés d'intérêts et de goûts.

Le hasard d'une géographie, d'un climat, une histoire commune avaient forgé tant bien que mal les premiers, regroupés dans une certaine stabilité derrière des frontières poreuses ; les seconds sont conçus comme des communautés d'amis sur Facebook, ils relèvent d'un accord, d'un contrat, sont voués à être instables et mouvants, autant que nos désirs, et se révèlent d'une grande intolérance : chacun veut du "like", du semblable, et zappe celui qui fait tâche, il le remplace par un profil plus rentable. Comment un Londonien branché, dans ce nouveau monde, pourrait-il encore supporter de se dire le compatriote d'un agriculteur du Devonshire ?

Le monde connecté n'aura fait que briser les anciennes frontières pour en créer de nouvelles, encore plus infranchissables, car relevant de la volonté et du caprice de chacun. Le club, fonctionnant sur le principe de la cooptation, aura remplacé la nation, où s'entassaient encore des gens de toutes conditions. A la démocratie honnie (pouvoir du peuple détestable), une partie de nos élites aspire de plus en plus ouvertement à la Faceboocratie (pouvoir des "amis", likables et vite remplaçables). Cauchemar ? En tout cas, certains le rêvent tout haut, de plus en plus haut.


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