Le Bullshit de France Inter

par Luc-Laurent Salvador
lundi 10 avril 2017

Dans ce « monde réellement renversé » où, selon Guy Debord, « le vrai est un moment du faux », il est des instants de pur bonheur lorsque, justement, la vérité se fait jour sur fond de bullshit permanent — notion délicate à saisir (sic) qui sera précisée un peu plus loin et qui peut se traduire par « bobards », « conneries », « n’importe quoi » ou, littéralement, par « bouse. »

Un grand moment de vérité nous a été offert il y a quelques jours sur France Inter après que l’inénarrable chroniqueur Bernard Guetta se soit livré à un réquisitoire épouvantable de mauvaise foi contre Bachar El Assad  ; exercice dont il est coutumier et qui constitue toujours un temps fort du bullshit continu que nous sert la grande radio du service public.

Une parenthèse : comme se plaisait à le souligner Nicole Ferroni en toute fin de matinale, France Inter n’est pas sous l’emprise de la dizaine de milliardaires maîtres et possesseurs des médias français. Par conséquent, ne conviendrait-il pas de se demander quelle puissance s’impose à cette radio pour qu’un bullshit mondialiste aussi dense soit livré sur ses ondes avec une telle constance ? [1]

Quoi qu’il en soit, juste après l’intervention de Guetta, la parole a été donnée à l’invité du jour, l’historien Patrick Boucheron qui, tout en évoquant la nébuleuse des concepts associés à la thématique des fake news [2], a dessiné, l’air de rien — mais probablement sans même en avoir conscience — le portrait fidèle du journaliste Guetta dans ses œuvres.

D’emblée Boucheron nous avertit que le mensonge politique a existé tout au long de l’histoire car, selon la formule de Jonathan Swift (1733), il s’agirait de « l’art de convaincre le peuple... l’art de lui faire croire des faussetés salutaires et cela pour quelque bonne fin. »

Outre que cela est très édifiant quant au métier de journaliste politique que M. Guetta pratique avec un engagement qui force le respect, cela rend aussi quelque peu suspect tout effort pour établir un distinguo avec — ce que je propose donc d’appeler — les « contrefaits » (fake news) et autres « politiques de la post-vérité » (post truth politics).

C’est pourtant ce que tente notre historien en opposant, de manière assez téméraire, Bush le menteur — qui ferait seulement dans le mensonge politique traditionnel — à Trump le bonimenteur, qui ferait lui dans la fake news, le post fact et la post truth politics.

La fameuse intervention de Colin Powell — qui, en 2003, ment à l’ONU en affirmant détenir les preuves de l’existence d’armes de destruction massive dans l’Irak de Saddam Hussein — ne serait ainsi qu’un simple mensonge car « le menteur sait que la vérité existe et qu’il la blesse » alors que « le bonimenteur est au-delà de la vérité. » Il ne s’en préoccupe plus et cherche seulement à « produire un discours qui domine. »

Or, n’est-ce pas ce qui, justement, caractérise le style Guetta ? D’une chronique à l’autre, son propos ne traduit-il pas une parfaite indifférence à la vérité ainsi qu’une effrayante facilité à prendre — l’image est de Guetta lui-même — la réalité d’un dromadaire pour celle d’une table « et cela pour quelque bonne fin » ?

Exemple : bien qu’ayant clairement affirmé d’entrée de jeu qu’ « il n’y a pas de preuves permettant de formellement accuser le régime syrien de ce crime de guerre » que constituerait la (toujours présumée) attaque chimique de Khan Cheikhoun, Bernard Guetta — emporté par la véhémence coutumière qu’il met à servir l’agenda mondialiste — ne peut s’empêcher de conclure que « Bachar al-Assad se sent libre de passer tous les seuils de l’innommable et ce n’est pas gratuitement qu’il vient de récidiver. » Pour lui, donc, la cause est entendue, le « régime assassin » de Damas est coupable alors que dix minutes auparavant, on pouvait entendre sur les ondes de France Inter l’explication mise en avant par la Russie selon laquelle l’aviation syrienne aurait tiré sur un « entrepôt terroriste contenant des substances toxiques », ce qui, bien sûr, ferait immédiatement tomber l’accusation de crime de guerre.

De cela, Bernard Guetta n’a cure car, comme le pointera Patrick Boucheron, « le bullshit, c’est l’indifférence à la vérité » et donc « l’insensibilité à la réfutation ». On comprend alors qu’il soit aisé à Bernard Guetta de croire à ce qu’il dit. Ne doutant pas de son honnêteté foncière comme de sa bonne volonté, il est sûr de son fait et s’autorise sans arrière-pensée des « faussetés salutaires » sachant bien que c’est « pour quelque bonne fin. [3] »

Au point qu’il aura l’audace d’exprimer à Patrick Boucheron son désarroi au travers d’une métaphore, se déclarant désarmé face à ceux qui, lorsqu’il leur présente une table, lui répondent qu’il s’agit d’un dromadaire. Pas un seul instant Guetta n’envisage de se mettre à la place de l’autre pour explorer la possibilité ce soit lui, Guetta, qui soit en train de faire passer un dromadaire bien réel pour une table bien fictive. On peut raisonnablement douter qu’il en soit capable.

Force est donc d’admettre que c’est seulement de notre point de vue que le chroniqueur Guetta apparaît comme un parfait bonimenteur, un être totalement « au-delà de la vérité », cherchant seulement à « produire un discours qui domine ». De son propre point de vue, c’est bien la pure vérité qu’il est en train d’énoncer, il n’est pas au-delà, il y croit. C’est d’ailleurs ce qui lui permet d’être sincèrement engagé dans son propos, qu’il martèle avec conviction et pathos, en bon petit soldat de la vaste entreprise nationale de « production sociale de l’ignorance  » dont France Inter constitue le navire amiral.

La contradiction est donc totale. Bernard Guetta fait dans le mensonge politique autant qu’il est un bonimenteur, un de ces « vitupérateurs professionnels » dont Boucheron nous rappelle l’existence du temps des « gazettes de désinformation » qu’au XIXe on appelait des canards (suivez mon regard...). Notons toutefois que l’époque n’est plus où le gazettier avait encore l’honnêteté d’annoncer « la moitié de cet article est faux » ! [4]

Si l’on songe que l’humanité est apparue avec la capacité à raconter des histoires, à produire des mythes selon la perspective du vainqueur, on pourrait aller jusqu’à se demander si le grand bobard ou la première fake news du moment ne serait pas l’idée qu’il y ait quoi que ce soit de nouveau dans l’idée même de fake news, de post fact ou de post truth politics. Le mensonge politique a été de toute éternité et la distinction proposée par Boucheron apparaît décidément assez spécieuse. On songe à l’Ecclésiaste et son « rien de nouveau sous le soleil »...

Toutefois, bien que Patrick Boucheron ne la mentionne pas, une distinction claire et légitime entre menteurs et bonimenteurs reste envisageable si on peut considérer les premiers comme des réalistes et les seconds comme des constructivistes.

En effet, si on admet que les menteurs pensent qu’il existe une réalité transcendante, c’est-à-dire, quelque chose qui s’impose à nous et qu’il serait seulement possible de connaître, de comprendre mais aussi de travestir, on peut alors considérer que les bonimenteurs, en refusant cette soumission à l’ordre des choses, s’efforcent, de manière proprement révolutionnaire, de changer à leur gré une réalité qu’ils veulent socialement construite.

Après l’ère des révolutions à visée universelle dont Marx a si efficacement formulé le principe selon lequel l’important n’est pas tant de comprendre la réalité que de la transformer, nous nous trouvons à l’évidence dans la dernière ligne droite d’une progression aussi lente que sûre vers ce qu’il est convenu d’appeler un « nouvel ordre mondial » dans lequel, à la suite des néo-conservateurs étasuniens, il devient possible de penser proprement créer une réalité que les journalistes n’ont plus alors qu’à répercuter exactement comme le font les journalistes de guerre, ceux qu’on dit « embarqués. »

De ce point de vue, on pourrait considérer Bernard Guetta et, de manière plus générale, France Inter ainsi que, pourquoi pas, l’ensemble des médias aux ordres comme produisant une forme de journalisme embarqué qui participe de la construction sociale (mimétique) de la fiction nécessaire à l’établissement d’un pouvoir centralisé et absolument totalitaire au sein duquel « le Gorafi devient vérité » et où il ne reste plus pour s’informer qu’à « écouter les guignols » comme le suggère Boucheron avec tellement de pertinence.

Tout se passe donc comme si nous étions dans ce temps de l’humain qu’on pourrait légitimement appeler le temps du mensonge généralisé, le temps du bullshit, le temps de la bouse informationnelle dont France Inter constitue assurément le parangon par sa prétention à se tenir au-dessus du lot alors qu’elle se trouve, la plupart du temps, en dessous de tout.

Bref, pour l’honnête citoyen, il est grand temps de franchir le pas, de faire « a walk on the wild side » en naviguant sur les sites de réinformation, justement ceux que le système adore détester...

Post-scriptum :

Sur la fin, Boucheron nous gratifiera encore d’un beau moment de vérité en rappelant non seulement qu’il existe des complots mais aussi que le complotisme est avant tout « un exercice de l’esprit critique auquel on doit d’abord rendre hommage. » Il ajoutera : « le fait de douter et le fait de faire du doute le moteur de la connaissance, comment le refuser ? » On applaudirait volontiers mais, malheureusement, quoique sans surprise, notre universitaire s’empressera de donner des gages au « système » en déclarant en substance que le complotisme est un dévoiement de la pensée car (a) il simplifie là où « l’esprit critique consiste à compliquer les problèmes  » et que (b) il est mensonger.

Tout cela moins d’une minute après avoir évoqué le livre de Robert Proctor, Golden Holocaust, la conspiration des industriels du tabac  qui démontre comment pendant des décennies « l’industrie du tabac a dépensé quatre cent millions de dollars pour produire du doute  » en « construisant des controverses et en diluant les causalités », c’est-à-dire, en compliquant le tableau à l’envi là où la simplification complotiste qui « ramène à une cause unique » dévoile bel et bien la vérité (recon)nue qui veut que la consommation de tabac engendre des cancers, point à la ligne — pour parler comme Bernard Guetta.

Bref, la « production sociale de l’ignorance » et l’agnotologie ont de beaux jours devant elles et ce n’est pas la journée pour la liberté de l’information qui y changera quoi que ce soit. Elle se déroulait ce même funeste mercredi 5 avril quand Bernard Guetta jouait de son pipeau habituel.

 

 

[1] Hervé Ryssen a bien une réponse mais ses chiffres ne sont pas du tout crédibles : selon lui 99% des employés de France Inter seraient d’origine bretonne. Il me semble que c’est très exagéré.

[2] Que Patrick Cohen traduit par « fausses nouvelles », que Guetta corrige en « nouvelles fabriquées » mais que la langue française nous permettrait probablement d’appeler des contrefaits (en substantivant l’adjectif correspondant).

[3] Comme dit si souvent un de ses coreligionnaires « c’est bon pour Israël » !

[4] L’auditeur de France Inter — celui qui en a entre les oreilles — n’a toutefois pas de besoin d’un tel avertissement. Il sait déjà que ladite radio est la meilleure source de cette désinformation officielle qu’au temps des Soviets on appelait la Pravda, la vérité.


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