Le cadeau empoisonné

par Chem ASSAYAG
lundi 18 février 2008

La proposition de Nicolas Sarkozy sur le « parrainage » d’enfants juifs déportés par des élèves de CM2 a déclenché un nombre important de réactions très vives, dont celle de Simone Veil n’est pas la moindre.

Cela montre à quel point ce sujet est complexe et émotionnel. En effet, il se situe à l’intersection de deux thèmes particulièrement sensibles : la Shoah et l’éducation des enfants.

Je vais essayer, dans la mesure du possible, d’apporter ici un point de vue que j’espère un peu distancié.

A mon sens, Nicolas Sarkozy apporte une bien mauvaise réponse - à plusieurs niveaux - à une question importante. La question est celle de la transmission et la compréhension de faits historiques complexes et décisifs. La Shoah est l’archétype d’un événement majeur et bouleversant - au sens étymologique, à la fois de par son unicité, sa radicalité et sa proximité - tout particulièrement pour nous Européens. Ainsi au moment où les derniers survivants des camps, les témoins, disparaissent, il va en effet falloir repenser les mécanismes de passage et de préservation de la mémoire au sujet de la Shoah. Les approches sont multiples, et souvent déjà présentes à partir du collège : compréhension des faits historiques, lectures, visites des camps, films et documentaires, archives photographiques... et doivent être séquencées. On n’a évidemment pas la même maturité à 10 ans ou 15 ans pour aborder ces questions et les supports ne peuvent pas être les mêmes. Si l’appel à l’émotion - et quel ressort plus puissant que l’identification pour faire passer l’émotion ? - est légitime il doit être préparé par une approche méticuleuse et rationnelle, qui fait d’abord appel au cerveau plutôt qu’au cœur. Il semble assez évident, et pas besoin de faire de longues études de psychologie pour s’en douter, qu’un enfant de 10 ans auquel on ferait porter le poids d’une mémoire viscéralement proche - celle d’un autre enfant, de son propre pays - au mieux ne comprendrait pas cette approche par manque de repères et d’outils conceptuels, au pire la vivrait comme un fardeau voire la dénaturerait dans un mécanisme de défense. En ce sens, la proposition de Nicolas Sarkozy ne semble pas pertinente car isolée et non contextualisée, arrivant à un âge trop précoce, uniquement centrée sur le pathos à l’instar de la lecture de la lettre de Guy Môquet. La mémoire de la Shoah, oui, bien sûr, c’est fondamental, indispensable, mais pas comme ça.

La seconde raison pour laquelle la proposition de président n’est pas bonne est liée au caractère émancipateur de la mémoire qui semble ici occulté. La mémoire n’est pas seulement le réceptacle du passé, elle doit être aussi être porteuse d’avenir. Elle est un mécanisme de rebond. En l’espèce, elle doit nous dire ce qu’il faut refuser avec toutes nos forces aujourd’hui, les crimes qui se perpètrent sous nos yeux aux quatre coins du monde parce que l’autre est autre, différent. La Shoah doit permettre d’aborder l’histoire de notre monde pour que nos enfants, conscients des catastrophes du passé, qui se sont déroulées sous les yeux de nos grands-parents, de leurs aïeux, puissent faire en sorte que les tragédies du futur ne se produisent pas. L’histoire de la Shoah doit être insérée dans un processus au travers duquel nos enfants deviennent des citoyens libres et vigilants. Or, ici, il n’en est pas question, seul domine l’affect.

Enfin la dernière raison pour laquelle cette initiative est très maladroite est son timing et sa gestation. Tout d’abord, en intervenant à quelques semaines d’élections, elle ravive les suspicions, les soupçons de bas calculs électoraux. Il n’y avait aucune actualité particulière sur le sujet, aucune demande des communautés concernées. Ensuite, cette annonce a été faite sans aucune concertation que ce soit avec les victimes de la Shoah, la communauté éducative (enseignants, parents) ou encore des spécialistes de ces questions (historiens, psychologues...). Nicolas Sarkozy a fait cette annonce, seul, sans aucune préparation et sans aucune idée des conséquences. Cela s’appelle être irresponsable lorsqu’on aborde des sujets aussi sensibles.

Par ailleurs et de façon extrêmement dangereuse, Nicolas Sarkozy ouvre la boîte de Pandore des compétitions mémorielles car sa proposition n’est pas articulée dans une démarche globale de réflexion sur notre histoire propre et sur ce qui fait lien entre les Français. Il suffit de lire les vagues de commentaires antisémites depuis cette initiative sur certains sites - dont malheureusement Agoravox - pour voir à quel point cette compétition des victimes est nauséabonde ou comment toute initiative mal préparée sur la mémoire la Shoah déchaîne les amalgames, les propos indignes ou incohérents (jusqu’à un Denis Baupin qui compare la Shoah et la guerre d’Algérie dans une grande confusion). Ainsi cette polémique sur la mémoire de la Shoah devient un instrument pour ceux qui veulent raviver les tensions communautaires et les passions guerrières en mélangeant allégrement questions politiques et identitaires, guerres coloniales et domination économique... Nicolas Sarkozy aura donc réussi l’exploit paradoxal d’attiser la polémique, les rancœurs et parfois la haine. Son « cadeau de la mémoire » pour reprendre son expression est un terrible cadeau empoisonné.
Pour toutes ces raisons, Nicolas Sarkozy aurait mieux fait de ne pas faire cette proposition ; on peut espérer, malgré les dernières déclarations du président sur le mode « je persiste et je signe », légèrement tempérées par Emmanuelle Mignon dans Le JDD devant les réactions critiques, que la réflexion prévaudra quant à son éventuelle (non) application.

Pour terminer une petite remarque : il y a vraiment deux sujets que Nicolas Sarkozy devrait définitivement laisser aux spécialistes ce sont l’histoire et la religion.


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