Le chef de gare

par Robin Guilloux
mardi 4 juillet 2017

Je pensais que nous avions touché le fond du crétinisme autosatisfait avec la petite phrase de Monsieur Jacques Seguela, l'inventeur de la "force (farce ?) tranquille" - un bel oxymore pour l'illustre ami "socialiste", bénéficiaire des largesses de Monsieur René Bousquet, l'organisateur de la rafle du Vel d'Hiv -  : "J'estime que celui qui n'est pas propriétaire d'une Rolex à 50 ans a raté sa vie" et celle de Monsieur Pierre Bergé à propos de la GPA : "il vaut mieux louer son ventre que de travailler en usine". Mais non... Il y en a toujours un autre, dans le petit cercle de ceux qui ne se prennent pas pour rien pour oser surenchérir dans le rien. A croire qu'ils participent à un concours.

"Dans une gare, on croise des gens qui réussissent et d'autres qui ne sont rien." (Emmanuel Macron)

Bien qu'il prétende avoir été l'assistant de Paul Ricoeur - j'ai de bonnes raisons de savoir que c'est faux -, Emmanuel Macron ignore apparemment la différence entre l'essence (n'être rien) et l'existence (ne pas réussir) qui est au centre de la foi protestante dont se réclamait Paul Ricoeur et qui touche à un point fondamental : la dignité de la personne humaine, conviction partagée par la plupart des croyants et des incroyants.

Maintenant, même si l'on se place d'un point de vue strictement phénoménologique - à l'intérieur de la clôture de la critique kantienne de la métaphysique -, par exemple celui de l'humanisme athée de Sartre dans l'Etre et le Néant, la conscience humaine étant caractérisée par la "transcendance" (au sens a-religieux du terme), il est impossible de faire coïncider l'en soi, le pour soi et le pour autrui. Il est donc invraisemblable qu'un prétendu assistant de Paul Ricoeur puisse affirmer que les gens qui ne réussissent pas ne sont rien.

Une telle affirmation est philosophiquement fausse et moralement condamnable - on sait du reste, historiquement parlant, de quelle vision du monde elle relève - parce qu'elle relègue dans l'insignifiance tous ceux qui ne correspondent pas aux critères de la modernité branchée : la beauté, la richesse, l'élégance vestimentaire, la décontraction, le plan de carrière, le carnet d'adresse... comme elle condamnait jadis tous ceux qui ne correspondaient pas aux critères de l'aryanité (et on n'était jamais assez "conforme") - Aucun chrétien, aucun humaniste, aucun homme de coeur, qu'il soit "de gauche" ou "de droite" ne peut entendre ce genre de propos sans frémir.

D'un point de vue strictement littéraire (puisqu'il paraît que notre nouveau maître avait des ambitions dans ce domaine), n'importe quelle personne un tant soit peu sensible ne peut qu'être frappée par la diversité et le mystère des êtres humains qui n'est jamais aussi évident que dans un hall de gare ou un wagon de chemin de fer.

On sait que les chemin de fer est un thème éminemment romanesque dans la littérature moderne depuis La bête humaine d'Emile Zola et on connaît les pages admirables de Proust qui ont pour cadre un wagon de chemin de fer dans La recherche du temps perdu.

Il faut vraiment être un piètre romancier ou avoir une piètre sensibilité littéraire pour diviser les voyageurs entre "ceux qui réussissent" et ceux "qui ne sont rien". A côté d'un Rastignac, la littérature est remplie de personnages passionnants, marqués par l'échec, comme Lucien de Rubempré, le colonel Chabert ou Meursault.

En tout état de cause, qui sont nos nouveaux maîtres pour se permettre de juger qu'un homme est quelque chose ou qu'il n'est rien ?

Mais, pourvu que l'on ait un physique de "startupper" et un culot monstre, n'importe qui peut se permettre aujourd'hui de dire n'importe quoi et n'importe quel écrivain raté de faire passer pour profondes des réflexions de roman de gare.

Il y a au moins une consolation pour "les gens qui ne sont rien", c'est de ne pas être obligé de croiser, dans une gare ou ailleurs, un individu capable de proférer une pareille stupidité.

A moins d'en être arrivé au dernier stade de la léthargie, c'est à s'en étrangler de rage. Je ne dis pas que c'était mieux avant, mais franchement, on n'imagine ni le général de Gaulle, ni Maurice Schumann, que j'ai rencontré à la fin de sa vie à l'occasion d'une exposition consacrée à Edmond Michelet à Sainte-Clotilde, la "paroisse des parlementaires", proférer une c... pareille, au pays de Camus, de Péguy et de Bernanos.

"Ceux qui ne sont rien" et qui ont voté pour le "réussissement" (Les Visiteurs) d'Emmanuel Macron "pour faire barrage à Marine Le Pen" - comme on le martelait ad nauseam entre les deux tours et jusque dans les cours de récréation - n'ont pas fini de s'en mordre les doigts. On vient d'apprendre par la Cour des comptes de la République que le "président normal" avait laissé un trou de 8 milliards d'euros (excusez du peu) dans les caisses de l'Etat. La promesse du candidat des candides (la suppression de la taxe d'habitation) risque fort de passer à trappe. "Ceux qui ne sont rien" ont voté pour Kennedy. Ils auront Margaret Thatcher. Ils n'étaient rien. Ils seront moins que rien.

Mais "ceux qui ne sont rien" sont tout juste bons à lui payer ses frais d'avion, sans compter le reste et ils ont aussi peu de "chances" de le croiser dans une gare que de le voir réduire son "train de vie".

Nous avons vu Poutine, le "successeur de Pierre le Grand" reçu en grande pompe au Petit Trianon (avec l'argent des impôts de ceux qui ne sont rien), nous aurons Trump, un exemple de "réussite", de bon goût et d'intelligence, aux côtés d'Emmanuel Macron le 14 juillet... Des gens - et c'est la seule consolation, que l'on ne risque pas de croiser, ni dans une gare, ni ailleurs.

Et si "ceux qui ne sont rien", c'est-à-dire l'immense majorité de la population, rejetaient pour une fois le joug de la "servitude volontaire" et refusaient de continuer à travailler (et de voter) pour des imposteurs qui se prennent pour ce qu'ils ne sont pas, qui se vantent d'avoir "réussi" sans avoir vraiment travaillé et qui ont conduit le pays à la ruine ?

 


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