Le corps est laïque

par Patrick Adam
mardi 14 novembre 2006

Jérusalem. Dans un pays à feu et à sang depuis des décennies, les différentes autorités religieuses qui ont de plus en plus de mal à se partager le pouvoir spirituel sur des monuments censés servir de phares de la paix dans un océan de violence plus ou moins gratuite, n’ont rien trouvé de mieux comme message à envoyer au reste de l’humanité que de faire tout ce qui était en leur pouvoir pour tenter d’interdire la gay pride prévue dans la ville revendiquée par les trois religions dites « du Livre ». Juifs, chrétiens et musulmans réunis le temps d’une indignation sélective sur le dos des zomos. Quand on sait que la prostitution a longtemps été (et est encore parfois) l’affaire la plus juteuse qui soit des religieux dans les arrière-salles des temples, une telle attitude ne manque pas de sel... 

Nature contre culture. On ne saurait trop conseiller aux enturbannés, encalottés ou emmitrés d’aller faire un tour au musée d’histoire naturelle d’Oslo où une exposition traitant de l’homosexualité dans le monde animal pourrait leur apporter quelques éléments susceptibles de remettre leurs idées à l’endroit et de les renvoyer à leurs chères études qui devraient les pousser à œuvrer pour le bonheur des hommes et non pour leur compliquer la vie inutilement.

On se croirait revenu en des temps bibliques, quand le feu divin apportait des réponses radicales aux questions que se posaient les hommes soucieux de savoir comment ils pouvaient occuper agréablement le temps qui avait été mis à leur disposition par des forces occultes dont ils ne comprenaient pas toujours les visées. C’est triste de devoir constater que le monde en est resté à vouloir contrôler les slips et les culottes quand tant de défis liés à la compréhension mutuelle attendent les générations à venir... La pensée humaine serait donc tellement sclérosée que nous en serions réduits à devoir rappeler sans cesse des évidences que l’on aurait pu croire définitivement acquises depuis une bonne cinquantaine d’années ?

Théorème : la sexualité, c’est comme les empreintes génétiques : il y a X milliards d’hommes et de femmes et donc... X milliards de formes individuelles de sexualité.

Expérimentation numéro 1. « Estimant », après l’avoir testée durant des centaines de millions d’années, que la scissiparité offrait trop peu de possibilités de variation dans la gamme d’assemblage des briques du vivant, le moteur de l’évolution s’est un jour « décidé » à inventer la sexualité afin de mélanger le capital génétique des êtres vivants dans une vaste foire à la farfouille génétique. La « soupe primordiale », c’est peut-être appétissant pendant un ou deux milliards d’années, mais ça finit quand même par lasser...

Expérimentation numéro 2. Comme on devait s’y attendre, l’apparition de la sexualité a semé le trouble dans un système beaucoup trop répétitif pour lequel certains biologistes ont été jusqu’à évoquer une forme d’immortalité. C’est pourquoi, afin que le nouveau système puisse fonctionner à plein régime et ne soit pas soumis, une fois de plus, aux seuls aléas des rencontres fortuites (c’est donc que ce n’était pas si évident que cela à première vue) le moteur de l’évolution s’est vu contraint, pour lancer tous les êtres vivants les uns contre les autres, d’inventer aussi le désir. Désir impérieux de reproduction qui occupe une bonne partie des pratiques du règne animal, quand ce n’est pas la quasi-totalité de son temps de présence sur Terre.

Expérimentation numéro 3. Suivant le principe que la nature crée sans intention particulière, le moteur de l’évolution a lui aussi connu (par la force des chose si on peut dire) le fameux « glissement progressif du plaisir ». Et ce bonus de plaisir s’est avéré être un excellent moyen de parvenir à ses fins : la multiplication. Croissez, grouillez, pullulez, essaimez, fourmillez, foisonnez, débordez... Exit la dictature du biochimique. On est alors passé au cognitif. Mais le cognitif, c’est le début de la culture. Fatalement les règles de base ont été détournées...

Expérimentation numéro 4. De même que par l’élevage, l’agriculture puis par le commerce, l’homme s’est peu à peu défait des contraintes d’avoir à partir à la chasse régulièrement pour pouvoir se nourrir ou se vêtir, il s’est peu à peu débarrassé (en partie) des règles biochimiques qui déterminaient jusqu’alors son comportement. En quelques millions d’années, il est devenu un animal plus « culturel » que « naturel ». Certes, il n’est pas le seul, mais c’est lui qui a développé les comportements culturels de la façon la plus spectaculaire. Si les fourmis, les abeilles et les termites vivent en société, il est délicat de parler de culture à leur propos. Jusqu’à plus ample information, nous restons encore dans la biochimie. Il en va de même pour certaines espèces végétales qui parviennent à communiquer entre elles. Par contre les grands singes, les loups, certains grands félins ou certains oiseaux ont eux aussi une vie en société mais ces comportements sont la plupart du temps collectifs, rarement individuels.

Expérimentation numéro 5. Au fur et à mesure de cette évolution, les hommes qui, les premiers temps, ne s’exprimaient eux aussi que de manière collective (certaines pratiques des sociétés fossiles en témoignent), ont cherché à se détacher des règles immuables du groupe. Ce mouvement, s’il n’a peut-être pas donné naissance à lui seul à la conscience, l’a fortement structurée. La sexualité humaine a ainsi perdu peu à peu ses codes « naturels ». Nature contre culture... C’est la culture qui a gagné. L’acquis, c’est-à-dire l’expérience, a fait que l’homme a commencé à préférer le plaisir au seul désir de reproduction.

Expérimentation numéro 6. Le plaisir a donné à l’homme le goût de s’affranchir (ou de contourner) des règles fonctionnelles que la vie avait mises en place pour assurer des rencontres qui n’étaient pas courues d’avance. Un des moteurs les plus puissants de l’évolution est à chercher dans cette imagination qui paraît sans limites (pollens, fleurs, insectes, œufs, mammifères...). Un véritable dadaïsme avec palme d’or pour les orchidées qui ont inventé plus de ruses que les « merveilleuses » du Directoire. Mais chez les humains, les mâles attendent rarement les chaleurs de leurs femelles pour s’intéresser à elles... Et les femmes, à l’instar des chimpanzés ou des femelles bonobos, ne sont pas tenues d’hypertrophier leurs atouts pour qu’on jette un regard sur elles (sauf la Vénus hottentote et la regrettée Cicciolina)...

Expérimentation numéro 7. La sexualité, même au plan individuel, est évolutive. On ne la pratique pas de façon immuable, au cours de sa vie. Depuis les premiers tâtonnements de l’enfance, jusqu’aux renoncements plus ou moins assumés de la vieillesse, le parcours est long et sinueux. Personne n’emprunte la même route : expériences, fantasmes, inassouvissements chez certains, sentiment de plénitude chez d’autres... Aucune classification de sexologue diplômé ne peut rendre compte de la complexité d’un instinct dévié de sa fonction première pour devenir un besoin et un moyen d’expression. La culture étant l’inutilité du geste, il était donc normal que la sexualité humaine soit devenue la plupart du temps, elle aussi, « inutile ».

Expérimentation numéro 8. La sexualité, c’est l’autre. C’est donc, avant tout, une rencontre, un voyage entre un ou plusieurs paysages. Pour certains, un séjour plus ou moins paisible dans un lieu familier, pour d’autres, la soif de l’inconnu et de l’exotisme, avec les risques inhérents à la découverte (ne pas oublier la petite laine et sortir couvert). Certains préfèrent les voyages organisés où tout est payé par avance, d’autres l’aventure solitaire. Certains voyagent en pullman, d’autres en stop, d’autres à dos de chameau. D’autres cherchent en vain un peu d’interplanétaire. Mais, durant ces itinéraires qui, parfois, semblent bien éloignés les uns des autres, chacun de nous est pris par la même occupation qui consiste à épuiser, bribe par bribe, un capital de désir dont nous disposons depuis notre naissance, en tentant de le transformer en plaisir. Un jour, la vie retire brusquement le couvert. Entre-temps, la sexualité doit demeurer pour chacun une liturgie individuelle qu’il convient de ne pas figer. Un rituel dans lequel l’être humain tente désespérément d’exprimer l’indicible en recevant parfois en échange quelques étincelles d’irréalité. Nous devons faire avec...

Conclusion : laissons donc les gens se dépatouiller avec ça. C’est déjà assez compliqué sans que des névrosés de toutes confessions veuillent jouer les flics dans les culottes, à Jérusalem ou ailleurs. Le corps n’est pas un temple. Il est laïque !

Patrick Adam


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