Le Covid accompagne la fin de l’homme historique

par Bernard Dugué
vendredi 18 juin 2021

 0) Un court texte en forme de parabole offre un regard d’ensemble sur les faits de l’histoire. Cette parabole écrite en mode intuitif prolonge une méditation de Jünger consignée dans quelques lignes consacrées à Hérodote pris comme prétexte à un questionnement sur la situation de l’homme contemporain face à l’Histoire.

 

 1) Par convention, la période historique coïncide avec la naissance de l’écriture il y a quelque 6000 ans à Sumer. Mais c’est avec Hérodote que l’homme prend conscience qu’il est un homme dans l’Histoire. Hérodote appartient à la période axiale. L’homme antique se sépare progressivement de l’influence des mythes. On trouve chez Hérodote la superposition des puissances mythiques et des puissances historiques. L’homme s’émancipe des mythes. Une frontière sépare la temporalité du mythe et celle de l’histoire, au même titre qu’une topologie sépare les espaces sacré et profane. La claire lumière du savoir historique jaillit avec Thucydide. Qui arrive après Sophocle qui jeta une lumière toute nouvelle sur l’âme humaine. Les puissances mythiques sont laissées de côté. Elles étaient encore présentes dans l’œuvre d’Eschyle, son aîné de 30 ans.

 

 2a) Les hommes abandonnèrent progressivement les dieux, du moins dans cet espace gravitant autour de la Méditerranée. L’homme n’habite pas uniquement dans un espace géographique occupé par les représentants du cosmos naturel, pierres, végétaux, animaux. Il vit dans un second lieu en étant habité par une présence qui le dépasse, qui le suit en projetant un souffle insaisissable, insondable. La nature (l’essence) de cette présence détermine les types d’hommes qui ont occupé les âges historiques, disons depuis six millénaires.

 

 2b) Jünger essentialisa en quelques sorte les hommes mythiques auxquels succédèrent les hommes historiques, sans oublier la persistance des hommes primitifs jouant sur les forces magiques naturelles. Jünger pensait en termes de figures métaphysiques, dont on retiendra la fameuse analyse du Travailleur, figure apparue conjointement avec les usines et le développement du monde industriel. La figure métaphysique doit être comprise comme ce qui donne une forme au monde, autrement dit, une cause efficiente et formelle à la fois. En métaphysique, l’essence, autrement dit le contenu formel, a toujours été écartelée entre l’être et l’existence. L’essence est ce qui perdure mais c’est aussi une puissance, une force, qui agite les hommes et les pousse dans l’action. La philosophie a oublié l’être. Heidegger aurait dû intituler son essai Puissance et Etre.

 

 3a) La forme imprimée à une société se traduit dans les actes, les événements mais aussi dans les régimes politiques dont les lois et règles reflètent les dispositifs transcendantaux. Voegelin a décrit trois figures politiques, plaçant au centre le cosmos, l’homme (j’ajoute historique au sens d’Hérodote), Dieu. Trois modèles, cosmologique, anthropologique, sotériologique. Pour faire simple, l’Inde, le Monde gréco-romain, l’Europe chrétienne.

 

 3b) L’homme historique s’est déployé en trois phases, gréco-romaine, christiano-médiévale, industrieuse – contemporaine. Les deux derniers types sont adossés à une sotériologie. La question du salut prédomine. Le salut médiéval n’est pas dans le monde temporel. Leibniz imagina une conception de l’Histoire accordant une place au salut providentiel. Cette théodicée fut moquée par Voltaire. Hegel fit entrer l’homme comme figure métaphysique produisant l’Histoire.

 

 4a) La fin de l’homme historique arrive avec le crépuscule des empires, dans les années 1960. L’Algérie devient indépendante. Les dernières grandes figures de l’ère historique, en connivence avec la graphosphère chère à Régis Debray, occupent le devant de la scène. Khrouchtchev et Kennedy, De Gaulle en France. Cette fin de l’homme historique se poursuit avec une seconde génération où figurent Reagan, Gorbatchev, Thatcher et Mitterrand.

 

 4b) Les penseurs avertis ont interprété les signes de la fin de l’homme historique. Oscillant entre prophéties, anticipations et rêveries futuristes. Les exégètes de la philosophie sauront apprécier la formule de Foucault clôturant Les mots et les choses. La disparition de l’homme tel une figure de sable balayée par la mer signifie-t-elle la fin de l’homme historique ? L’apparition des Stones, Beatles, BB et autre Marylin est-elle le signe de l’apparition d’une génération a-historique ? Une génération très éloignée des hommes à venir prophétisés par Heidegger vers 1937 (Das Ereignis). Années 1960, nouvelle vague au cinéma, nouvelles musiques, et l’apparition de l’homme seul selon Frochaux. Un homme seul ne peut pas être historique.

 

 4c) L’homme historique n’a pas tout à fait disparu. Il se maintient, pour l’essentiel dans l’armée, lieu par excellence où l’homme seul n’a pas sa place et l’esprit de corps est une puissance assurant la solidarité et la cohésion des soldats. Le général démissionnaire Lecointre a su rappeler ces réalités qui nous sont devenus étrangères. L’armée française est un sanctuaire pour l’homme historique, à l’image du temple antique, lieu dédié à l’homme mythique dont s’est progressivement écarté l’homme historique à partir d’Hérodote. Le mur du temple pour les anciens, le mur du temps pour les modernes.

 

 5a) L’homme économique s’est superposé à l’homme historique. Pendant les années 1980, les Américains étaient face aux milliers d’ogives nucléaires. Mais ce qui les inquiétait, c’était la puissance du yen et du mark. La peur d’un déclassement économique sans doute fantasmée. La chute de l’empire soviétique aurait signé la fin de l’Histoire. L’homme festif occupe la scène occidentale et se répand dans le monde. Le rock a perdu sa revendication politique. Les musiciens du groupe Metallica se mobilisèrent contre la diffusion sauvage de la musique sur le Net. L’argent génère en l’homme une puissance métaphysique.

 

 5b) De 1990 à 2020, que s’est-il produit dans le domaine de la création, de l’Art, de la pensée, qui mérite d’être considéré comme remarquable, ayant une signification historique, marquant une innovation, une rupture, une avancée radicale ? Rien ou presque !

 

 5c) La résignation des populations face aux restrictions sanitaires liberticides confirme la sortie de l’Histoire. La confrontation avec la mort est un trait significatif. L’homme historique et révolutionnaire risque la mort aurait dit Kojève, auteur d’une interprétation saisissante sur la dialectique du maître et de l’esclave exposée par Hegel. En scrutant les événements de mai 68, Kojève y vit plus une récréation qu’une révolution. De nos jours, il aurait été assez discret sur la crise sanitaire .

 

 5d) Les dirigeants du monde accompagnent la fin de l’Histoire. Les guerres de conquêtes ont été supplantées par des opérations de maintien de l’ordre ou alors des querelle de voisinage. Les préoccupations des gouvernants sont la plupart sécuritaires. Sécurité financière, économique, ressources vitales, techniques de surface, sécurité physique, sécurité sanitaire, hygiénisme et climat. L’Histoire n’est plus. Le réformisme est partout. Le monde est géré comme un ensemble de grands parcs industriels, destinés au travail et loisir, placées en compétition, en concurrence. 

 

 6a) La sortie de l’Histoire nous place face à un mur, le mur du Temps. Le technocosme est devenue une caverne planétaire, une superposition de parcours, avec ou sans accompagnants, un Fort Boyard planétaire dont il faut apprendre les règles fixées par les ingénieurs du système. Le bon opérateur, celui qui actionne correctement les commandes, les applis et les clics, fera tomber les boyards dans son escarcelle. Le technocosme se transforme. Il se referme sur nous. Il ne donne aucun sens à nos existences excepté le plaisir du jeu et de la technique. Réussir, gagner, perdre. Les joueurs occupent le terrain avec une courte vue. En revanche, les voyageurs disposent d’une double vue.

 

 6b) Les manipulateurs ont pris le dessus sur les éducateurs. L’amitié et le respect de l’autre se perdent. Les jeux de rôle prennent le dessus sur le jeu de l’existence. Une atmosphère de pseudo-guerre civile se dessine, surtout aux Etats-Unis, avec le genre et le woke. Le but n’est plus l’émancipation collective des minorités mais plutôt une sorte de réaction agressive, motivée par une pulsion immunitaire, un ressentiment à l’égard de l’autre devenu coupable et devant donc être puni, ou alors contaminé, dont il faut se préserver, qu’il faut ignorer ou alors agresser. 

 

 7) Pour traverser le mur, Dieu ?

Fin et Renaissance de l’Histoire

Ou une autre Histoire ? 

 

 


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