Le crash

par Michel Koutouzis
mercredi 9 février 2011

On pourrait dire que, de manière très subjective et à force d’arpenter la région, je suis abasourdi du fait que la diplomatie française n’a rien vu venir et reste, aujourd’hui encore, tétanisée par les événements au moyen orient. Si, en s’éloignant des aspects purement cocasses, on insiste sur cette cécité qui permet à notre ministre des affaires étrangères à quelques heures de la chute du régime Ben Ali de lui proposer un savoir faire policier et au premier ministre de passer des vacances en Egypte invité d’un Rais qui prenait déjà de l’eau de toutes parts, c’est que la diplomatie et la géopolitique, le renseignement et le simple accès aux OSINT (open sources intelligence) existent essentiellement pour anticiper les événements et réagir en conséquence. C’est l’essence de la notion même de gouverner. Il n’y a pas d’explication plus ridicule, plus dramatique aussi, que celle qui consiste à dire que les événements ne seraient qu’à leur stade de genèse ou n’avaient pas encore commencé. Une multitude de renseignements (et les faits eux-mêmes) indiquait que la Tunisie et l’Egypte étaient dans une phase de « turbulences » dont l’issue était pour le moins incertaine. Au sein même de la Commission Européenne et du Conseil « un nombre important d’informations issus du terrain » indiquaient ces « turbulences », tout comme des « informations confidentielles » depuis Israël, Dubaï et la Jordanie. On peut comprendre que des information similaires issues d’Alger ou de Rabat, puissent être observées avec une certaine suspicion, exigeant des « vérifications de terrain », mais, même durant l’opération nigériane, le renseignement français a eu vent, très concrètement, de l’étendue de ce qui se tramait en Tunisie et en Egypte. Il y a des signes qui ne trompent pas. Au Soudan, où pour des raisons autres il y avait une concentration importante d’observateurs, fin novembre, pour ne parler que d’un passé proche, « l’Egypte » était à la bouche de tout le monde. Même le canal d’information issu des ONG diverses et variées, indiquait un changement radical, une libération de l’information (et de la parole) inhabituelle, des attitudes divergentes et inédites au sein de l’administration de base, de l’armée et de la société civile en basse Egypte.

Comme d’habitude, pris dans un train-train diplomatique bienséant, aspiré par des certitudes sur une situation immuable par définition, assis confortablement sur des us et coutumes jadis assumées et acceptées (mais qui deviennent du jour au lendemain ingérables), le gouvernement français n’a pas voulu voir venir, n’a pas voulu réexaminer ses propres habitudes et certitudes, a systématiquement ignoré et sous-estimé tous les signes qui lui indiquaient un changement radical, celui qui différencie la grogne de la révolte. Encore aujourd’hui il se demande si la Tunisie pourrait « basculer » vers un régime fondamentaliste, au moment même où Riad et Tripoli, ayant perçu exactement le contraire, essaient de déstabiliser le processus démocratique tunisien. Il en va de même avec l’Egypte. Tandis que les Frères musulmans lorgnent vers Ankara et le modèle turc, tandis que pendant des décennies ils ont joué de manière monopolistique l’opposition informelle à sa majesté acceptant des couleuvres à avaler et les miettes que leur dédaignait le Rais (qui devait à son tour composer ave Al Azar) tandis qu’aujourd’hui seule l’intransigeance de Moubarak les remet en scelle (comme il l’a toujours fait chaque fois que son pouvoir était contesté) on se fixe sur la menace qu’ils constituent.

Rangoon, pour paralyser la diplomatie internationale a toujours utilisé les minorités ethniques. Le Caire, mais aussi Alger (n’ayons pas la mémoire courte) ont toujours fait la même chose avec les mouvements fondamentalistes, allant jusqu’à les instrumentaliser. C’est ainsi que depuis des décennies la production de drogues fleurit en Birmanie et que le fondamentalisme wahhabite persiste au moyen orient. C’est aussi ce mécanisme qui a permis à l’armée turque de devenir le plus grand entrepreneur de la Turquie, du moins jusqu’à l’arrivée des ces fameux islamistes au pouvoir, avec les quels on négocie l’intégration turque. Pour saisir ce qui vraiment est en train de se jouer dans la région, mieux vaut observer les déclarations du gouvernement israélien. Celui-ci a très bien compris que la peur du gendarme fondamentaliste ne peut plus perdurer, que les sociétés civiles du moyen orient tournent le dos aussi bien à la théocratie iranienne contestée radicalement par son propre peuple, qu’aux dictateurs sensés être un bouclier à ce qu’ils cultivent depuis des décennies. Et ils feront tout pour sauvegarder ces dictateurs. Les loups partis, « que ferons nous sans les barbares ? » concluait Cavafis, enfant d’Alexandrie…


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