Le crime contre l’humanité : confusion sur une incrimination récente

par jidejeandominique
vendredi 17 janvier 2020

 L'utilisation fréquente et inappropriée de l'expression "crime contre l'humanité", aussi bien par la presse que par nos dirigeants politiques, exige une clarification. En effet sa définition comme incrimination de Droit International Humanitaire fut retenue tant par le Tibunal de Nuremberg que par les les tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda que par la Coup pénale international , chaque organisme proposant une interprétation spécifique. En France depuis la loi du 26 décembre 1964, l'article 212-1 du code pénal dispose que constitue un crime contre l'humanité "l'un des actes ci-après commis en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique » (parmi ces actes : l'extermination, la réduction en esclavage, les transferts dorcés de population, la torture, le viol...). 

 Il n'entre pas dans le cadre de mon intervention (peut-être pour une autre contibution !) de commenter cet article qui s'inscrit dans notre droit positif. Je vais me contenter de disserter sur le concept d'humanité utilisé dans l'expression "crime contre l'humanité", parce qu'il porte à controverse. En effet, trois conceptions de cette catégorie d'infraction s'opposent : la première se fonde sur la gravité du crime, la deuxième sur la singularité de sa commission, la troisième sur la référence à l'humanité.

 

Le "crime contre l'humanité", une infraction d'une exceptionnelle gravité

La création d’une nouvelle catégorie de crimes serait justifié par la gravité des infracions commises. Mais un tel critère est imprécis (qu’est-ce qui est grave ?). Par ailleurs est-ce que cette gravité fait référence à la nature intrinsèque des actes commis – déjà réprimés sous la catégorie des crimes de guerre - ou à l’importance numérique de ceux-ci ? Ce critère fut utilisé à plusieurs reprises : par exemple lorsque le Secrétaire général des Nations unies qui, dans son rapport proposant un Statut au TPIY, estima que « les crimes contre l'humanité [désignaient] des actes inhumains d'une extrême gravité, tels que l'homicide intentionnel, la torture ou le viol » ; et par la Commission du droit international des Nations unies créée le 21 novembre 1947 par une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies, qui retint que « la définition des crimes contre l'humanité [englobait] les actes inhumains de caractère très grave… ». Mais à l’inverse le TPIY, dans un arrêt de sa Chambre d’appel du 26 janvier 2000, souligna qu’il n’existait « en droit aucune distinction entre la gravité d’un crime contre l’humanité et celle d’un crime de guerre », que « le Statut et le Règlement du Tribunal international, interprétés conformément au droit international coutumier, ne [fournissaient] aucun fondement à une telle distinction », et que « les peines applicables [étaient] exactement les mêmes et [que c’étaient] les circonstances de l’espèce qui [permettaient] de les fixer dans une affaire donnée ». On ne peut que se ranger à cette dernière interprétation pour rejeter ainsi le critère de gravité comme explication du crime contre l’humanité, spécialement s’il est commis par un « simple exécutant ».

 

Le "crime contre l'humanité", une infraction d'un caractère singulier

La deuxième conception se fonde sur la singularité de la commission des infractions contenues dans cette catégorie. Dès 1975 la Cour de cassation française avait évoqué que les crimes contre l’humanité constituaient « des crimes de droit commun commis dans certaines circonstances et pour certains motifs précisés dans le texte qui les définit ». Les différents tribunaux internationaux rejoignirent la haute juridiction française pour définir statutairement le crime contre l’humanité en fonction des circonstances particulières à sa commission et de la poursuite d’un projet criminel concerté. Le nouvel article 212-1 du Code pénal français se situe dans cette même perspective. Ce deuxième critère, incontestablement le plus clair et le plus proche des textes, permet certes de différencier les crimes contre l’humanité des crimes de guerre, mais il n’explique pas en quoi les actes incriminés portent spécialement atteinte à l’humanité de chacune des victimes.

 

Le "crime contre l'humanité", une infraction qui fait intervenir une victime singulière : l'humanité

La troisième conception du crime contre l’humanité, soutenue par une fraction importante de la doctrine, consiste à considérer qu’un individu, en commettant un ou plusieurs actes criminels spécifiques, ne vise pas seulement des êtres humains mais aussi cette « humanité » qui se trouve en chacun d’eux. C’est ce dont convint en particulier le professeur Jacques Francillon lorsqu’il évoqua des « crimes qui portent atteinte à l’essence même de la personne humaine ». Une opinion semblable fut exprimée par la professeure Mireille Delmas-Marty lorsqu’elle évoqua « la destruction de l’ordre symbolique qui permet justement de construire l’humanité de l’homme (…), la destruction de l’ordre humain tout entier, la négation de l’effet même par lequel il y a humanité dans l’homme ». Il semble que cette idée ait fait son chemin au sein des institutions juridiques internationales puisque le TPIY, évoquant des actes qui « transcendent […] l’individu, puisqu’en attaquant l’homme, est visée, est niée, l’Humanité d’un individu » précisa : « C’est l’identité de la victime, l’humanité, qui marque […] la spécificité du crime contre l’humanité ». Toutefois cette explication, aussi satisfaisante soit-elle pour l’esprit, manque de précision ; en effet le rapport entre, d’une part les actes incriminants retenus dans toutes les définitions du « crime contre l’humanité », et d’autre part l’atteinte à l’« humanité » des victimes, n’est pas clairement établi.

Mais pourquoi, à titre d’exemple, le même acte de torture accompli dans un contexte d' « attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile » (crime contre l’humanité) porterait-il atteinte à l’« humanité » d’une victime alors que ce ne serait pas le cas dans d’autres circonstances (crimes de guerre ou crimes de droit commun) ? Deux situations pourraient être considérées, en fonction de ce troisième critère : celle où l’humanité d’un homme ou d’un groupe humain est niée, et celle où la part d’humanité qui se trouve dans tout homme est agressée.

 

L'humanité niée chez un être humain

Lorsque l’« hominité » d’un être humain est niée à travers un acte criminel dirigé contre lui, quel que soit le contexte dans lequel cet acte a été commis, on pourrait en effet considérer qu’il s’agisse d’un crime contre l’humanité : au mieux la victime est regardée comme un sous-homme (l’apartheid sud-africain), au pire elle est assimilée à une chose (toutes les formes d’esclavage). L’acte criminel en question participe alors d’une idéologie qui promeut au pire l’exclusion de la race humaine de certains groupes considérés comme indignes d’en faire partie, au mieux une hiérarchisation en son sein, fondée sur la dignité. Le concept de crime contre l’humanité prend ici tout son sens. Dans certains conflits armés, les haines sont si tenaces que la qualité d’être humain est déniée à l’adversaire, comme ce fut le cas dans la Guerre des Balkans de 1912-1913, au sujet de laquelle le Rapport de la Commission Carnegie fit état des sentiments des Grecs à l’égard des Bulgares, disant d’eux : « Ce ne sont pas des hommes » ; ou comme ce fut démontré des nazis qui utilisèrent fréquemment le mot « Untermensch » (sous-hommes) pour désigner les membres de certaines communautés. Mais de tels crimes répondant à de telles motivations sont aussi régulièrement commis hors du cadre d’un conflit armé (exemple des persécutions contre les albinos en Afrique centrale) et échappent au droit de la guerre.

 

L'humanité agressée chez un être humain

Cette même prévention de crime contre l’humanité pourrait également être retenue contre un individu qui, quoique n’adhérant pas aux thèses racistes précédemment définies, commettrait un acte transgressif qui, par sa spécificité, d’une part affecterait la personne agressée et ébranlerait la société dont les normes seraient transgressées, mais d’autre part porterait atteinte à tout le genre humain, de la même manière qu’une famille ou qu’une tribu se sent agressée par une attaque perpétrée contre l’un de ses membres. A la victime-individu et à la victime-société devrait donc se greffer la victime-humanité. Selon ce critère, la catégorie des crimes contre l’humanité devrait ainsi être constituée à partir d’une dispersion des crimes actuellement retenus par le code pénal, aussi bien les crimes internationaux que les crimes de droit commun, effectuée en fonction de l’atteinte à « l’essence même de la personne humaine ».

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Le mot "génocide", qui selon le droit français, constitue le pire des "crimes contre l'humanité", et qui fait appel à une volonté de destruction d'un groupe précis de populations, a acquis un statut exceptionnel dans l'ordre juridique international. Lui aussi fait malheureusement l'objet d'interprétations multiples, souvent hasardeuses.

 

 


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