Le dilemme de l’homme dans ce « Connaissons-nous réellement » ?

par Hamed
lundi 9 octobre 2017

« Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux ! Que Dieu comble de bénédictions Notre Seigneur Mohammed, sa famille, ses compagnons, et qu'il leur accorde le salut ! Tu m'as demandé, frère au cœur pur, (que Dieu t'accorde la vie éternelle et la félicité sans fin !), de te révéler ce que je pourrais des secrets de la Philosophie orientale communiqués par le Cheikh, le Prince [des philosophes], Abou Ali ben Sina (Avicenne). Sache-le bien : « celui qui veut la vérité pure doit chercher ces secrets et travailler à en obtenir [la connaissance] ». Or la demande que tu m'as adressée m'a inspiré une noble ardeur, qui m'a conduit (Dieu en soit loué !), à la perception d'un état dont je n'avais pas eu conscience auparavant, et m'a transporté à un terme si reculé, que la langue ne saurait le décrire, ni les ressources du discours en rendre compte ; car il est d'une autre espèce et appartient à un autre monde. Le seul rapport qu'il aille au langage c'est que, par suite de la joie, du contentement, de la volupté qu'inspire cet état, celui qui y est arrivé, qui est parvenu à l'un de ses degrés, ne peut se taire à son sujet et en cacher le secret : il est saisi d'une émotion, d'une allégresse, d'une exubérance et d'une gaieté qui le portent à communiquer le secret de cet état en gros et d'une façon indistincte. Alors, si c'est un homme à qui manque la culture scientifique, il en parle sans discernement. L'un, par exemple, est allé jusqu'à dire, à propos de cet état : « Louange à moi ! Combien ma position est élevée ! » (*) ; tel autre : « Je suis la Vérité ! » ; tel autre enfin : « Celui qui est sous ces vêtements- n'est autre que Dieu ! » Quant au Cheikh Abou Hamid (al-Ghazali), il a fait à cet état, lorsqu'il y fut parvenu, l'application du vers suivant : « Ce qu'il est, je ne saurais le dire. » Penses-en du « bien et ne demande pas d'en rien apprendre. » Mais c'était un esprit affiné par l'éducation littéraire et fortifié par la culture scientifique. Considère aussi les paroles d'Abou Bekr ben es-Saigh (Ibn Badja) qui font suite à ce qu'il dit au sujet de la description de la conjonction (l'intellect humain avec l'intellect divin) : « Lorsque, dit-il, on est arrivé à comprendre le sens « caché » de sa doctrine, alors on voit clairement qu'aucune connaissance des sciences ordinaires « ne peut être au même rang que lui. « L'intelligence de ce sens caché » est donnée dans une condition où « l'on se voit séparé de tout ce qui précède », avec des « convictions nouvelles qui n'ont rien de matériel », trop « nobles » pour être rapportées à la vie physique, états « propres aux bienheureux », affranchis de la composition « inhérente à la vie naturelle, lignes d'être appelés des « états divins accordés par Dieu à qui il lui plait d'entre « ses serviteurs. » Cette condition que désigne Abou Bekr, on y arrive par la voie de la science spéculative et de la méditation. Pour lui, il y est parvenu, sans nul doute, et n'a point manqué ce [but]. » (1)

 Arrêtons-nous dans ce préambule de l’ouvrage qu’Ibn Tofaïl a écrit au XIIe siècle après J.C. ou, dans le calendrier musulman, au VIe siècle hégirien. Ces lignes ne nous interrogent-ils pas sur notre existence ? Qui sommes-nous en fin de compte ? Quel est le sens de notre existence ? A plus forte raison, aujourd’hui ? Le monde s’est accéléré par la nouvelle trajectoire qu’a prise l’existence moderne. Un monde différencié. L’Occident a pris une trajectoire, le reste du monde aussi. Et aujourd’hui, les croyances et les incroyances tranchent avec ce qui a prévalu avec le passé. Pourquoi cette accélération de l’histoire de l’humanité ?

 

  1. La double rationalité de l’homme dans l’existence

  La première réponse qui s’impose est de dire que rien n’est créé au hasard dans un monde qu’on connait, en réalité, si peu. Et que tout ce qui se produit tant en bien qu’en mal est un processus naturel de l’évolution de l’humanité. C’est dans un certain sens ce qu’énonce Ibn Tofaïl quand il cherche à parler ce qu’apporte la philosophie orientale à l’homme. « Tu m'as demandé, frère au cœur pur, (que Dieu t'accorde la vie éternelle et la félicité sans fin !), de te révéler ce que je pourrais des secrets de la Philosophie orientale communiqués par le Cheikh, le Prince [des philosophes], Abou Ali ben Sina (Avicenne). » (1)

 Ibn Tofaïl parle de philosophie pour révéler des secrets cachés. Mais, on peut se poser la question : « Qu’est-ce que la « philosophie » ? A un ami, j’ai donné cette réponse : « la philosophie est avant tout un art d’être, un art de vivre, un art d’être soi. Ce n’est pas tant le mot philosophie qui retient l’attention, ou les philosophes par eux-mêmes qui communiquent avec nous, ou que nous voudrions les lire, c’est surtout nous qui devenons, à notre corps défendant, objet de ce sens philosophique qui n’est finalement que notre quête de soi, dans le sens « Qui sommes-nous ? Et la question du « Qui sommes-nous revient sans cesse ? », et on n’est jamais satisfait de la « Philosophie ». On repose à la philosophie toujours la même question, et une question qui n’est pas audible, parce qu’elle se pose au plus profond de notre être. S’il n’y avait pas cette question « qu’est-ce que nous sommes ? » qui se poserait dans le cours de nos existences, « la philosophie n’aurait pas raison d’être ». »

 Par cet énoncé, la philosophie nous apparaît en fin de compte une recherche de soi, et tout être humain qui médite sur sa destinée use de philosophie. Ce faisant, notre esprit est occupé à la compréhension à travers sa méditation à sa propre compréhension. Parce que souvent, on ne se sait pas, on s’arrête un moment quand on sait ou que l’on entrevoit que l’on va savoir. Et surtout savoir c’est plus fort que soi, nous sommes des « êtres-pour-savoir ». Et, sans le savoir, on n’est pas. Et c’est notre esprit ou notre âme, sans que l’on sache ce qu’ils sont exactement, qui nous commande de penser cette pensée.

 Ceci nous dit que tel est notre destinée. Une destinée que les hommes n’ont pas choisie, et qui s’est imposée à eux. Et la philosophie est ce désir de connaître à la fois son origine et l’univers dont fait partie la nature humaine. Dès lors, la philosophie est une donnée pour chaque être pour peu qu’il cherche à savoir. C’est la raison pour laquelle elle se définit comme un art d’être, d’exister, de concilier les contraires propres en chaque homme. Dans le sens qu’il est malheureux ou heureux, qu’il apprend à exister dans le bien comme dans le mal, qu’il apprend à transcender les maux de l’existence. Par exemple, le mal, la maladie, la mort, une existence terne ou brillante, pauvre ou riche, l’essentiel est d’être, d’accepter sa destinée. Parce que tout est relatif. Malheur qui s’abat, ou qu’une joie qui arrive, prendre ce qui est comme un processus naturel relève d’une force de l’âme, elle-même tributaire de sa « philosophie d’exister ». C’est-à-dire de prendre la vie avec philosophie. Ce qui demande un effort de pensée.

 Evidemment, dans ce sentiment d’exister, dans ce qu’apporte la « philosophie existentielle », et ce qui est en elle, la « métaphysique » peut aussi être définie de « rationnelle ». Pourquoi ? Parce que tout est rationnel dans notre existence ! L’irrationnel fait aussi partie du rationnel. Tout est réel dans l’homme, tout ce qui nous entoure est réel. L’homme est un être de raison, et cette qualité est fondamentale dans la compréhension de notre existence. Elle nous permet de comprendre et se comprendre dans le mouvement de notre pensée qui gouverne notre existence.

 Aussi, partons de ce qu’a dit Ibn Tofaïl sur les secrets de la philosophie du Prince des philosophes, Abou Ali ben Sina. Tout d’abord sur la réalité du monde, et de l’univers. Cette définition du monde est exprimée par la vision que ces grands philosophes ont du monde. Et la pensée insuffle cette réalité du monde à l’homme. C’est par leurs pensées et le long questionnement sur la réalité du monde qu’ils sont arrivés à conclure que le monde est « Un » et dû à « Un » et relève d’une « Cause Première, d’une Intelligence Première, d’un Être Nécessaire ». Et tous les philosophes qui ont précédé Aristote, Platon, Parménide, Protagoras… ou qui ont suivi après, Schopenhauer, Hegel, Nietzsche, Jaspers, Sartre… ont chacun apporté une « vision » de l’homme et du monde. Ils ont donc contribué à l’enrichissement intellectuel de l’humanité qui en avait besoin pour « exister ».

 Mais ce sont surtout les religions révélées qui ont éveillé la conscience de l’humanité. Hébreux d’abord, Chrétiens ensuite et Musulmans se sont succédés dans l’histoire de la conscience humaine. Et si ces religions sont toutes nées dans le « Croissant fertile », c’est qu’il y avait un sens dans la Parole Divine d’autant plus que les trois religions prennent chacune des autres. Le message divin est absolument rationnel. Aussi peut-on dire qu’il y a quelque chose de miraculeux dans la Création du monde et de l’humanité. Tout est rationnel dans le développement historique de l’homme. Tout est fait pour que l’homme, l’être humain, s’oriente dans la Création. On a ce sentiment que les êtres humains crées ne sont pas seuls, qu’il y a une Force Invisible qui fait que leur existence a une base solide, une rationalité objective qui répond à la finalité de leur existence. Ce sont donc des êtres humains créés « de-raison-et-pour-raison », pour être des « êtres-pour-savoir ». Il y a une double rationalité dans l’existence humaine.

 

  1. La « Loi fondamentale de l’existence » ?

 

  Cependant, cette approche est-elle suffisante pour se sentir être, pour justifier notre existence ? Nous sommes des êtres crées par une Puissance Divine dont nous ne savons rien sinon que nous relevons du Créateur des Mondes, du Dieu Tout Puissant. Une « Vérité » que l’on croit ou non ne changera rien ni au Principe de la Création ni à la Création du Monde elle-même. En d’autres termes, nous existons, et peu importe comment nous appréhendons notre existence. Des hommes peuvent penser que l’existence n’est en fait qu’une illusion, et libre à eux de penser ce qu’ils veulent. Mais le fait est là, nous n’existons que par cette Essence divine qui est en nous. Et le monde entier relève de cette Essence. Dès lors que notre existence est décrétée comme telle, nous n’existons et n’agissons que selon la « Loi Fondamentale » que le Créateur des Mondes a mis en nous. C’est-à-dire des « êtres-de-raison-pour-raison et des êtres-pour-savoir » qui signifient que l’humanité a un double but, signifiant aussi que nous existons par une « Nécessité » dont nous ne savons rien, que nous sommes et c’est tout. Et nous ne pouvons que supputer le sens de notre destinée en regard d’une vision métaphysique rationnelle de notre histoire.

 Le premier élément que nous pouvons tirer de notre sens d’exister, et pourquoi exister est de définir l’humanité dans son essence. Ce qui est fondamental si on veut comprendre le sens de son existence terrestre dans l’immensité sans fin du monde. Et que représente cette immensité sans fin pour l’humanité, et inversement l’humanité pour l’immensité sans fin ? Non pas parce que nous appréhendons certaines dimensions de l’immensité que nous conceptualisons « soleil, Voie lactée, étoiles, galaxies, etc. », que nous pensons que nous en avons connaissance. Intrinsèquement, ces termes qui ont certes un sens et un corps dans notre définition ne sont pas suffisants pour nous situer dans cet univers infini du monde. Le monde ici n’est pas pris comme le monde terrestre ou un autre monde, mais les mondes possibles dans le monde. Et l’univers infini du monde devient une « immensité » qui ne peut être conceptualisé par les mots. Et le fait est que l’homme, l’être humain, est impuissant à en dire plus qu’il ne sait de cette univers, ni à comprendre ce « pourquoi cet existant ».

 Dès lors, devant cette impuissance de comprendre cet univers, nous sommes alors confrontés à cette double réalité que nous sommes des êtres humains qui n’ont de réalité sur notre existence et sur le monde que ce que la « Loi Fondamentale » a mis en nous.

 Le deuxième élément, est que Nous existons certes, nous activons certes pour notre devenir, nous pensons, nous agissons pour être, nous sommes dotés d’un libre-arbitre, nous pouvons croire comme nous pouvons ne pas croire parce que le Créateur a inscrit ce libre-arbitre dans la Loi Fondamentale, et par conséquent nous sommes libre d’agir dans le bien comme dans le mal, dès lors que toutes ces facultés nous sont octroyés « pour être » signifie aussi que nous ne sommes pas libre dans cet être même si nous sommes dotés de ce libre-arbitre. Et le plus fondamental, doit-on dire, que la réalité intérieure et extérieure à notre être que nous témoignons relève-t-elle de notre vision propre ? Ou n’est-elle que ce que nous percevons en tant que régi par la « Loi Fondamentale » ? C’est-à-dire que nous sommes humains, nous existons et témoignons de cette existence par le fait que nous avons été conçues pour être cet « être-là », cette « présence-là ». Et « par cet être-là », l’humain que nous sommes peut-il se suffire de son humanité ? Autrement dit, l’humain est-il suffisant pour se caractériser dans l’immensité de l’existant ? Ou cette immensité-là est-elle suffisamment caractérisée par cet être-là, l’humain ? Donc il y a une relation de cause à effet métaphysique qui est sans réponse. C’est à ces questions que l’homme tend à comprendre pour se comprendre. Le monde a beaucoup avancé, la science ne cesse de se développer, et l’humanité aussi. Et l’homme ne fait que balbutier, sa science n’est que commençante…

 

  1. Croyance et Incroyance dans l’Existence ? « Connaissons-nous réellement ? »

 

  Dès lors, cette limitation-là explique tous les tourments que l’humanité ait vécus depuis sa présence sur terre. Elle explique aussi les stades historiques successifs qui l’ont progressivement constitué et ne sont jamais terminés. Au sein desquels un progrès humain est manifestement une réalité, et en constant développement. Ce qui constitue l’envers de la médaille des dures épreuves subies par l’homme.

 Dans cette flèche du temps humain, on ne peut que penser qu’il y a un sens, non pas comme les êtres-là le pensent, parce qu’ils ne pensent que selon la « Loi Fondamentale  », mais la « Loi Fondamentale, même » démontre si besoin que tout est ouvert à tous les possibles. Dès lors toute croyance et incroyance ne sont que les deux faces de la même médaille qui est d’être, d’exister. Un être humain n’est humain que parce qu’il est libre dans son existant, et s’il est réellement libre, il peut croire comme il peut ne pas croire. Il peut avoir la foi comme il peut ne pas avoir la foi. Donc la croyance et l’incroyance est un trait caractéristique humain. Dès lors, la croyance en ce que nous sommes devient parfois même un instinct irraisonné. Et c’est précisément dans la croyance et l’incroyance que se situe la question : « Connaissons-nous réellement ? » La foi divine que nous avons en Dieu cherche à y répondre. Parce que nous sommes reli-gieux par « essence », i.e. reliés à Dieu, que nous voulions le croire ou non. Nous sommes des êtres faits par Dieu, nous devons nos existences à Dieu, et c’est son Essence qui fait que nous soyons « nous », croyants ou incroyants.

 Et l’homme avant de croire est d’abord « homme mené par ses instincts ». Et c’est là le dilemme pour l’homme dans ce nous pensons être notre « existence », dans ce « connaissons-nous réellement ? »

 

Medjdoub Hamed
Auteur et Chercheur indépendant en Economie mondiale,
Relations internationales et Prospective

www.sens-du-monde.com

 

Note :

 

1. « HAVY BEN YAQDHÂN, Roman philosophique d’Ibn Thofaïl », texte arabe traduit en français par Léon Gauthier, chargé de cours à la chaire de philosophie de l’École supérieure des Lettres d’Alger. 1900.
Site pour télécharger gratuitement (à la fin de la page Internet) plusieurs éditions et une thèse complémentaire pour le de doctorat ès-lettres sur Ibn Thofaïl, sa vie et ses œuvres.
http://www.notesdumontroyal.com/note/498

 


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