Le droit à la lenteur

par Don Gavroche De La Serna
mercredi 9 juin 2010

Puisqu’au temps des cerises a succédé le temps des crises, ne nous précipitons pas pour ramasser les fruits pourris qui nourrissent nos appétits zélés depuis tant d’années.

Journal satirique de 1878
 
Le temps, c’est de l’argent, paraît-il. Time is money, comme ils disent là-bas. Et si l’on arrêtait de croire à cette assertion, à ce dogme, puisque le mot est à la mode ? Non, le temps, c’est du sable qui s’écoule, c’est de l’eau qui suit son cours, c’est du futile, des sensations, des sentiments, des pensées, des rêves, du repos... Le temps, c’est la vie ! A quoi bon aller toujours plus vite si c’est pour ne plus avoir le temps de vivre ? Osons ridiculiser à ma gauche ce vieux Stakhanov qui séduit encore quelques camarades endurcis et à ma droite cet agité de l’Elysée qui devrait travailler un peu moins pour sa propre santé autant que pour la nôtre.
 
Récemment, la palme d’or du dernier festival de Cannes, Oncle Boonmee, a été raillée pour sa lenteur et le profond ennui qu’il a procuré à certains critiques. Je ne jouerai pas dans la même cour que Lionnel Lucas (le publicitaire UMPiste du film Hors la loi), à parler d’un film que je n’ai pas vu, mais je trouve assez curieux de reprocher à une œuvre d’art de s’attarder trop longtemps sur certains plans ou d’être trop silencieuse. Un film doit-il bombarder des images dans tous les sens pour nous intéresser ? L’art ne mérite-t-il pas le temps de la contemplation ? Tant qu’on y est, pourquoi ne pas snober la Joconde parce qu’elle ne bouge pas assez ou parce que sa poitrine n’est pas en 3D ?
 
En plein débat sur la retraite à 60 ans, la partie de poker disputée entre les syndicats et le patronat, dans laquelle la droite et la gauche manquent de clarté, occulte quelque peu la réflexion à mener sur la place croissante qu’occupent les "vieux" dans notre société. A quoi bon parler de retraite à 62 ou 63 ans si les salariés sont considérés comme trop âgés passés 50 ans et finissent bien souvent à la poubelle (non recyclable) ? Trop vieux, trop lents, pas assez productifs donc pas assez rentables : On en revient au même problème... Pourtant, l’expérience et le recul ne constituent-ils pas un avantage certain dans un contexte difficile ? Honnêtement, je me sentirais plus rassuré (et les grecs avec) avec des seniors dans les salles de marché plutôt qu’avec ces jeunes traders surexcités. Certes, on ne serait pas à l’abri d’une confusion entre francs et anciens francs, mais les erreurs entre millions et milliards ne se limitent pas au vieil âge, comme a pu s’en délecter Wall Street début mai. A l’heure du chômage de masse des jeunes, ne faudrait-il pas encourager la coopération, la formation, voire la colocation entre les petits cons de la dernière averse et les vieux cons des neiges d’antan ? Allez, je l’ose, et si la réponse à la crise résidait dans la fraternité entre les générations ? Fra-ter-ni-té, qu’on vous dit ! Allons enfants, formez vos scrabbles géants facebook !
 
La question de la vitesse se pose également dans d’autres domaines. Je n’irais pas jusqu’à proposer des courses d’escargots à la place des Formule 1 ou de remplacer Usain Bolt par Fidel Castro, mais ne devrait-on pas mettre un terme aux mythes prométhéens qui inondent notre imaginaire ? Peut-on encore rêver à conquérir l’univers et à atteindre la vitesse de la lumière quand on n’est pas capable de boucher un foutu trou dans un puits de pétrole ou lorsqu’un misérable nuage de cendres provoque une panique générale chez les classes aisées de la planète ? Le mythe de la connaissance universelle et instantanée qu’apporte Internet me paraît également très magnifié : Certes, on a accès gratuitement aux plus grands chefs d’œuvre, mais qui prend encore le temps de les découvrir ? De la même manière, le débat politique surfe sur l’actualité et ne s’attarde que rarement sur des questions qui mériteraient de s’étaler sur une durée plus importante. A qui la faute ? Aux hommes politiques, aux médias ou aux moustachus judéo-bolchéviques égorgeurs de moutons ? Peut-être est-ce tout simplement cette préférence naturelle des électeurs pour la grossesse de Céline Dion plutôt que pour le sort du Rachel Corrie (ou pour la mémoire de la jeune américaine, victime d’un bulldozer israélien à Rafah en 2003, qui donna son nom au bateau) qui pousse à jongler d’un sujet à un autre. Je propose toutefois aux retraités oisifs, aux hommes pressés, aux chômeurs patentés et à tous les autres d’investir la scène politique pour remettre au goût du jour la démocratie participative chère à Jean-Jacques Rousseau et à Ségolène Royal et pour en finir avec cette démocratie représentative qui ne vit qu’au rythme des élections. Prenons le temps d’inventer notre avenir !
 
Alors évidemment, on va me prendre pour un doux rêveur, pour un utopiste rousseauiste, voire pour un obscurantiste partisan de la décroissance. On va m’objecter que les armées d’invasion chinoises et indiennes rigolent bien de notre douceur de vivre et de nos vœux pieux. Mais qui est à l’origine de cette conception du développement fondé sur la quête de rentabilité et de croissance à tout prix ? Il s’avère que notre modèle ne semble pas aussi durable que nous l’aurions imaginé. Eh bien, crions-le sur tous les toits du monde. Aurions-nous perdu toute foi dans notre capacité à imposer nos idées ? Va-t-on continuer à appuyer sur l’accélérateur en prétextant que nos voisins nous rattrapent tout en se rapprochant dangereusement du mur ? Il ne tient qu’à nous de rouler à une allure de retraité et de proposer un chemin de traverse plus paisible à nos concitoyens du monde...
 

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