Le fin mot de l’histoire

par Luc-Laurent Salvador
lundi 14 décembre 2020

 

La quintessence de la connaissance en un mot ? Est-ce possible ? Est-ce sérieux ? Cela peut-il être cette chose tellement banale qui vous sera proposée ? A vous de juger !

 Dans la première partie de ce texte j’ai raconté l’histoire d’un empereur qui avait demandé à ce que toute la connaissance du monde soit rassemblée dans une encyclopédie puis seulement un livre, une page et enfin un mot. Il aurait entendu ce dernier sur son lit de mort et se serait exclamé « je le savais ! » De quel mot s’agit-il ? L’histoire ne le dit pas. La question est alors de savoir quel pourrait-il être ?

 Ce qui va sans dire est que le vieux sage ne pouvait pas ne pas livrer le précieux mot à l’oreille de l’empereur avec la déférence requise. Il lui fallait l’introduire avec une phrase qui, a minima, devait exprimer l’idée que « tout est... » ceci ou cela, puisqu’en définitive telle était la demande du monarque.

 Le fil de discussion a amené de nombreuses réponses qui ont permis de baliser le champ des possibles. Ont ainsi été suggérés successivement : l’art, l’apprentissage, la compréhension ou l’entendement, la volonté, la trilogie du beau, du bon, du vrai (du bien aussi), celle du corps, de l’esprit et de l’âme, celle du cognitif, du conatif et de l’affectif. Après les monismes de l’idée et de la matière ont aussi été évoqués Dieu, le Tao, le Christ, l’amour, l’illusion, la monade (comme substance de toute chose), l’Homme, la vie, l’animé, la révolution (en tant que routine +évolution) et même le phénix.

 D’emblée, ce qui apparaît particulièrement réjouissant, c’est le sérieux de ces propositions que leur caractère hétéroclite ne doit pas masquer. Même ceux qui doutaient qu’un tel mot existe n’ont pas pu s’empêcher d’en proposer un. Et alors qu’on aurait pu le craindre, nul n’a versé dans l’absurde avec des réponses insensées telles que vélo ou sauce béchamel.

 Le lecteur pourra consulter au besoin les réponses que j’ai données à chacune de ces propositions dans le fil de discussion. Disons simplement que la plupart des réponses ont été écartées parce qu’elles mettaient en avant... :

  1. Des « choses » nécessairement relatives à d’autres comme le sont, par exemple, chacun des éléments d’une trilogie. Ainsi, affirmer que « tout est représentation » est d’emblée réfuté par l’existence des affects (par exemple l’amour) et des conations (par exemple, l’intention, le désir, la volonté etc.), leur nature n’étant pas de l’ordre de la représentation. L’inverse est d’ailleurs tout aussi vrai. Il en va de même pour les jugements de valeurs (beau, bon, vrai, bien) qui s’inscrivent nécessairement dans la trilogie sujet-relation-objet et se contentent de « qualifier » la relation sans rien dire du sujet ou de l’objet. Idem aussi pour la perception, l’interprétation, la compréhension, etc. qui étant, en quelque sorte, le tiers inclus [1] de la dualité sujet-objet expriment seulement ce qu’il en est de leur correspondance, c’est-à-dire, ce en quoi l’un se reflète ou s’imbrique dans l’autre — tout comme dans l’Antiquité grecque une pierre cassée en deux moitiés servait de symbole d’unité sans que cela dise quoi que ce soit de la nature de la pierre ou de ceux qui étaient ainsi réunis.
  2. Des « causes premières » telles que Dieu, le Tao auxquelles on aurait pu ajouter le « Je » — cette fameuse « fiction grammaticale » dont chacun se sert machinalement au quotidien pour affirmer l’origine interne, personnelle de sa conduite et donc, sa réalité propre ; c’est-à-dire, son indépendance ou son autonomie vis-à-vis des pressions et contraintes de son milieu. En tant qu’elles sont jugées causes premières d’un effet, sources de quelque chose de « manifesté », un phénomène dont elles se distinguent de ce fait même, ces « entités » ne peuvent constituer la quintessence de la connaissance dès lors que cette dernière porte justement et exclusivement sur ce qui est de l’ordre du phénomène, sur le « manifesté », quel qu’il soit. Dieu, le Tao, le « Je », en tant qu’ils ont statut de cause première, sont des inconnaissables, l’activité de connaissance encyclopédique étant entièrement tournée vers leurs effets, vers le monde des phénomènes, ce que les Grecs appelaient la physique (entendue alors au sens d’épanouissement et/ou de manifestation). Notons que le lien de cause à effet se présente lui aussi comme trilogie, de sorte que cette section pourrait être sans doute être rattachée à la précédente de quelque manière. Il y aurait une réflexion à mener en ce sens mais je ne peux m’y attarder.

 

 Viennent ensuite les monismes bien connus comme l’idéalisme (tout est idée) ou le matérialisme (tout est matière) qui s’affirment comme tels, c’est-à-dire, comme monismes, en détruisant la dualité, en prétendant anéantir l’alternative qui relèverait alors de l’illusion, de l’épiphénomène et se trouverait ainsi sans réalité. La matière est illusion pour les idéalistes et, réciproquement, les idées (plus généralement l’esprit) est illusion pour les matérialistes. Cela peut paraître incroyable au commun des mortels qui — paye des impôts pour « ça » — mais, de la sorte, il semble possible de tout ramener à une seule chose. Le problème est que cela se fait au prix d’invraisemblances qui expliquent qu’aucune de ces deux perspectives n’ait réussi à faire consensus. Le combat continue de faire rage sous des formes toujours plus sophistiquées mais aussi toujours plus vaines qui interdisent de tirer des conclusions quant au mot prononcé à l’oreille de l’empereur. Il apparaît clair que la tentative d’anéantir la dualité ne fait que s’inscrire dans une dualité exacerbée — par le conflit (duel) des monismes — qui semble, dès lors, sans issue. Prétendre en trouver une dans l’évocation d’une Substance de toute chose, c’est confondre le mot et la chose. C’est prendre ses désirs pour des réalités un peu comme vouloir s’envoler en tirant sur ses lacets : ça ne marche pas. Il est nécessaire de préciser quelle est cette substance, tout comme une thèse moniste doit pouvoir dire quelle est cette chose unique dont le monde serait fait.

 

 Le lecteur attentif aura compris que dans notre boîte à idées il ne reste que : l’apprentissage, la vie, l’animé, l’Homme, la révolution et le phénix. Voilà qui nous rapproche du but, à moins que nous ne soyons proches d’échouer...

 Car une fois la vie éliminée en tant que simple pôle de la dualité animé/inanimé, une fois éliminés le développement (apprentissage), la révolution et la résurrection (phénix) en tant qu’il s’agit de processus relatifs à un je-ne-sais-quoi dont nous ignorons tout, il ne nous reste que l’Homme.

 Or il vient immédiatement à l’esprit que le vieux sage n’a pas pu dire à l’empereur « tout est Homme », quand bien même nous vient de la sagesse antique l’idée que l’Homme serait « la mesure de toutes choses ».

 En Orient comme en Occident, l’Homme s’est, en effet, très tôt perçu lui-même comme un microcosme, c’est-à-dire, un reflet ou une image en miniature du Cosmos. Il aurait peut-être pu être cette notion universelle que nous recherchons s’il n’était lui-même un mystère, c’est-à-dire, ce qui doit être expliqué et non pas ce qui peut expliquer. Encore une fois, on ne voit pas comment on pourrait faire sens de l’idée que « tout est homme » d’une manière qui porterait à s’exclamer « je le savais » ! Il y a là une voie sans issue.

 Ceci est parfaitement cohérent avec l’idée que l’Homme a été conçu « à l’image de Dieu » puisque nous avons déjà vu que Dieu étant l’inconnaissable par excellence, il ne peut être la réponse glissée par le vieux sage à l’oreille d’un empereur avide de connaissances. Sauf miracle logique [2], l’Homme ne peut pas davantage que Dieu incarner cette chose que nous recherchons qui est, tout à la fois la plus banale et la plus universelle, mais tellement bien connue que nous nous y sommes habitués, de sorte que nous ne la voyons plus, même quand elle est sous nos yeux. Vous voyez ce que je veux dire ?

 

 Ce premier tour d’horizon se révèle donc infructueux et il pourrait sembler que nous ayons purement et simplement échoué. Mais la banalité absolue de ce que nous recherchons laisse envisager la possibilité que notre regard ait balayé l’objet de notre quête sans que nous l’ayons remarqué.

 

 Revenons sur nos pas et essayons de voir ce qui aura pu nous échapper.

 

 Il est clair que ce qui se présente à chaque fois, ce sont des dualités ou des multiplicités apparemment indépassables qui rendent l’unité invisible autant qu’inaccessible. La cause n’est pas l’effet, Dieu n’est pas la Création, la représentation n’est pas la volonté, encore moins l’amour, etc. Bref, la partie n’est pas le tout. C’est un fait acquis. La question est alors simplement de savoir si l’on peut remonter à l’unité à partir des fragments ?

 Car c’est bien d’un retour vers une unité originelle qu’il s’agit. Si tant est que l’Homme et le Cosmos se reflètent et s’ajustent l’un à l’autre un peu comme les deux moitiés d’une pierre symbole, c’est parce qu’une unité a été brisée, et c’est elle que nous recherchons. Dans ce cas précis, il ne peut s’agir de quelque chose de concret comme un pied, une main ou que-sais-je encore ? On doit songer à quelque chose d’abstrait, comme une relation, une forme, une organisation ou une dynamique qui présenterait des similitudes sous quelque rapport que ce soit et serait donc commune à l’Homme et au Cosmos.

 De fait, la notion de cosmos ne traduit rien d’autre que le caractère manifestement organisé du monde physique, mettant en relation des planètes et des étoiles dont la marche, la dynamique régulière forme des orbites circulaires.

 A priori, l’Homme, tout de bruit et de fureur, apparaît étranger à cet ordre cosmique tellement exact. Mais n’y aurait-il pas malgré tout, dans son organisation, quelque chose qui pourrait se retrouver inchangé ou invariant dans le Cosmos ?

 L’effort d’imagination requis paraît démesuré car, il faut y insister, le Cosmos offre le spectacle d’une organisation immuable, toute en cycles, alors que nous percevons volontiers l’Homme comme imprévisible, instable, fantasque et, surtout libre. Ce dernier peut-il le moins du monde correspondre à ce qui fonctionne avec la régularité d’une horloge ?

 La cause pourrait sembler ici définitivement perdue mais, heureusement, c’est dans le noir qu’on voit le mieux la lumière ou, dans le silence et l’immobilité qu’on entend le mieux... la puce à l’oreille.

 En effet, le dernier mot « horloge », tout en semblant condamner notre quête à l’échec, la ressuscite car, ainsi que le savent tous ceux qui s’intéressent à la robotique, notamment humanoïde, les premiers automates, animaux ou humains, ont été construits par... des horlogers !

 Il n’y a peut-être là qu’une pure coïncidence mais au point où nous sommes rendus, il ne faut rien négliger. Alors, demandons-nous : le fait que des automates puissent suggérer l’apparence de comportements humains ne serait-il pas l’indication d’une certaine forme d’automaticité et/ou de répétitivité dans nos conduites ? Tout en nous croyant libres, ne serions-nous pas, nous aussi, prévisibles et, jusqu’à un certain point, mécaniques ?

 Se poser la question, c’est y répondre car depuis le XIXe siècle qui a vu le triomphe du machinisme industriel, la découverte des phénomènes de foules et l’invention de l’hypnose, nous savons que a) les automatismes mentaux régissent une bonne part, sinon l’essentiel, de nos conduites et que b) le sentiment de liberté et d’auto-détermination qui nous habite revêt, le plus souvent, un caractère illusoire. [3]

 Que ce soit à regret mais aussi, plus rarement, pour s’en féliciter, chacun sait, à l’occasion, reconnaître qu’il a fonctionné sur le mode de l’habitude et, personne ne s’en étonne puisque nul ne la méconnaît et ne peut non plus s’y prétendre étranger. [4]

 Toute éprise du machinisme de Descartes et de de La Mettrie comme du naturalisme naissant, la psychologie scientifique née au XIXe était d’emblée acquise à l’idée que l’homme est un être d’habitudes. C’était le concept cardinal à partir duquel tout semblait pouvoir s’expliquer.

 Mais tel le dieu Chronos qui dévore ses propres enfants, la science a démembré l’habitude puis l’a ensevelie sous l’apport incessant de conceptions qu’on voudrait nouvelles [5] de sorte que ces dernières décennies, c’est quasi exclusivement la psychologie populaire qui en a conservé l’usage.

 On peut alors penser à la pierre rejetée par les bâtisseurs qui se révèle ensuite pierre angulaire mais le lecteur aura surtout reconnu que, l’air de rien, tellement l’habitude est banale, nous venons de croiser un mot susceptible d’avoir été prononcé à l’oreille de l’empereur.

 C’est pourquoi, avant de pousser plus loin la réflexion, je suggère que chacun mette ce mot à l’épreuve en s’imaginant être ce vieil empereur. Epuisé, désespérant depuis des lustres de recueillir la quintessence de la connaissance à la recherche de laquelle vous avez lancé les meilleurs esprits du temps, vous vous trouvez à l’article de la mort mais vous voyez enfin approcher le sage d’entre les sages qui vient vous confier à l’oreille : « Sire, nous sommes arrivés à la conclusion que tout est habitude ou, si vous préférez, tout est cycle ». En entendant cela, répondriez-vous aussi « je le savais ! » ? Pensez-vous qu’il puisse s’agir du fin mot de l’histoire ?

 

 

[1] Le fameux « jamais deux sans trois »

[2] Délicieux oxymore n’est-ce pas ?

[3] Dans une boutade destinée à frapper les esprits, le spécialiste étasunien de l’automatisme mental, John Bargh, attribuait à celui-ci une pureté de 99.4% (en référence à la publicité d’un savon fameux aux USA). Désolé, j’indique cela de mémoire. Si quelqu’un retrouve la référence, je suis preneur !

[4] Un contradicteur me fit un jour valoir qu’il n’avait pas d’habitudes car il s’appliquait à n’en point avoir en changeant régulièrement de résidence, d’activité et d’entourage. Ce à quoi j’acquiesçais en ajoutant qu’il s’en était fait...une habitude.

[5] En effet, il existe en science des modes intellectuelles qui, comme les modes vestimentaires et les planètes, fonctionnent en cycles, de sorte qu’on peut toujours espérer un retour en grâce de cette notion


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