Le foie gras bio, nec plus ultra de la déliquescence consumériste
par Clark Kent
mardi 18 décembre 2018
L’économie de marché surfe sur les crêtes de lames de fond puissantes, tellement puissantes qu’il parait parfois vain de vouloir protéger du tsunami le littoral menacé et l’arrière-pays. Ces forces telluriques exploitées par les marchands s’appellent d’un côté le grégarisme et de l’autre côté son corollaire, la manipulation.
Les périodes de fêtes dans lesquelles nous entrons constituent le paroxysme des rituels ressentis comme nécessaires pour consolider le lien social et afficher les signes extérieurs de la position que l’on aimerait bien avoir dans la pyramide. Les budgets consacrés aux cadeaux et festins sont des potlatchs modernes : une personne offre à une autre un objet en fonction de l'importance qu'elle accorde à cet objet (importance évaluée personnellement) ; l'autre personne, offrira en retour un autre objet dont l'importance est estimée équivalente. Les premiers colons européens ont pu spolier les indigènes amérindiens qui pratiquaient le potlatch, car ils échangeaient de l'or contre de la bimbeloterie. Les Indiens croyant à la valeur « potlatch » de ces échanges pensaient que ces trocs étaient équilibrés.
Dans la culture occidentale actuelle, il s’agit d’autre chose : « briller ou disparaître ».
La cérémonie rituelle permettant aux membres des tribus urbaines des mégapoles de se livrer à une orgie de dons destinés à souder la tribu prend de plus en plus la forme de repas-partage et s’intitule potluck. L’ingrédient incontournable sans lequel un potluck n’obtiendra pas les effets escomptés de la part de dieux est le foie gras, quintessence de toutes les aberrations gastronomiques et diététiques équivalent à s’enfiler une plaquette de beurre en trois bouchées après avoir cassé les roubignoles à l’entourage pendant un an en imposant à tout le monde des repas insipides et des discours indigestes.
Or, la production de foie gras implique le gavage qui consiste à administrer de force à l’aide d’un tuyau enfoncé jusqu'au jabot de l’animal des aliments en grande quantité, très énergétiques et déséquilibrés. Cette opération prend 45 à 60 secondes avec la méthode artisanale. Elle ne prend que 2 à 3 secondes avec la méthode industrielle (largement prédominante) de gavage à la pompe hydraulique ou pneumatique.
Les oiseaux sont gavés deux fois par jour. La majorité des canards sont enfermés dans des cages de batterie collectives où leur espace est si réduit qu'ils ne peuvent étendre les ailes sans se gêner les uns les autres. Leurs becs sont donc coupés pour qu’ils ne se « mordent » pas et que l’entonnoir soit plus facile à introduire. Le fonctionnement du foie est perturbé, l'animal a du mal à réguler la température de son corps et il développe une maladie appelée stéatose hépatique. Son foie hypertrophié atteindra presque 10 fois son volume normal, rendant sa respiration difficile, et ses déplacements pénibles. Les sacs pulmonaires sont compressés, le centre de gravité de l’animal est déplacé.
On peut donc déjà se poser des questions sur l’état mental réel d’une personne affichant des convictions sans appel sur la souffrance animale ou sur les bienfaits d’une alimentation équilibrée quand elle se livre à des démonstrations moralisantes et/ou pédagogiques tout en s’empiffrant de canapés de foie gras agrémentés de gorgées de champagne. Mais bon, passons, ce n’est pas la contradiction la plus dangereuse, sauf qu’elle traduit une incapacité à se soustraire aux injonctions des campagnes marketing menées par l’industrie agro-alimentaire et ses complices de la grande distribution orchestrée à grands coups de budgets publicitaires tous azimuts, le fin du fin consistant à mettre en scène des cuisiniers étoilés pour vous convaincre que le meilleur foie gras est celui que vous ferez vous-même.
Ce type d’arnaque, mise à part la souffrance animale, n’a rien d’exceptionnel, et on pourrait faire les mêmes aobservations pour d’autres produits comme les jouets ou les bagnoles, et d’autres périodes comme les anniversaires et les fêtes commerciales (mères, grand-mères, belle-mères, éphémères et polymères).
Mais ce qui dépasse toutes les contradictions et absurdités est l’idée saugrenue d’avoir décidé de traiter le marketing du produit frelaté en question en utilisant les même déclinaisons que pour les autres (« naturel », « authentique », « terroir », « sain »…) et en particulier le label « bio » qui lave plus vert que vert dans le gang international du greenwashing.
Un chroniqueur de France-Info s’interrogeait même ce matin pour savoir si le foie gras « bio » qu’il avait repéré la veille méritait bien le label « bio ». Autant se demander si les personnes que vous pouvez apercevoir dans vos phares la nuit dans le Bois de Vincennes ou le Bois de Boulogne méritent le qualificatif de rosière ou l’appellation d’enfant de Marie !
Joyeuses fêtes, faites même comme grangousier si vous voulez :
« Le bon homme Grandgousier y prenoit plaisir bien grand et commendoit que tout allast par escuelles. Disoit toutesfoys à sa femme qu’elle en mangeast le moins, veu qu’elle aprochoit de son terme et que ceste tripaille n’estoit viande moult louable : « Celluy (disoit il) a grande envie de mascher merde, qui d’icelle le sac mangeue. » Non obstant ces remonstrances, elle en mangea seze muiz, deux bussars et six tupins. O belle matiere fecale que doivoit boursouffler en elle !
Après disner, tous allerent pelle melle à la Saulsaie, et là, sus l’herbe drue, dancerent au son des joyeux flageolletz et doulces cornemuzes tant baudement que c’estoit passetemps celeste les veoir ainsi soy rigouller. »
Rabelais – Gargantua - Chapitre IV.
Mais après, ne venez pas nous casser les roubignoles avec la souffrance animale et le bio.