Le Grand Débat et ses impasses

par Thomas Roussot
lundi 4 mars 2019

 

Tout le monde connaît cet adage : « les chiffres ne mentent pas ».

Et pourtant…

Le gouvernement compte analyser les contributions du Grand Débat via des algorithmes. Le site officiel qui recueille ces doléances ne démontrant par une grande ouverture à l’interactivité (commentaires autour des propositions, liens et votes étant absents), il est légitime de s’interroger sur l’objectivité dudit questionnement. Le biais idéologique de cette consultation étant le plus patent concernant le choix plus que limitatif de réforme fiscale.

Les règles géométriques assurent des architectures cohérentes et l’harmonie musicale peut produire de douces mélodies. Mais les algorithmes peuvent-ils ainsi régler les institutions et la vie des citoyens ? Peuvent-ils trancher et synthétiser les millions de doléances recueillies par ce grand débat national en cours d’achèvement ?

Des chercheurs avancent sur cette voie, pour dégager les tendances qui se dégagent des discours. Mais ces logiciels formant des nuages et des graphiques ne peuvent à eux seuls dépasser le strict cadre factoriel, l'enregistrement de la répétition des termes, sans leur fournir à proprement parler un sens.

Cette politique des grands nombres, consistant à assoir un impératif politique à partir d’une quantification du social commence au 19ème siècle. Les lois par la quantification ont traversé différentes législations, des plus progressistes aux plus réactionnaires (eugénisme en Suède jusqu’en 65).

Le système statistique gosplan soviétique, fonctionnait à partir de chiffres de contrôles, initiant des consignes de planification, via son avant-garde qui assurait les remontées et transcriptions en directives juridiques exprimant de stricts calculs d’utilité économique. Les règles sociales communes européennes relèvent quant à elles d’un principe de calculabilité néo-libérale. Le nombre comme principe directeur du législateur constitue une voie opaque et lourde de couacs…

 

Comment éviter les dérives techniques ouvrant le champ libre à une propagande computationnelle (bots, faux comptes, astroturfing, memes, trolling), pouvant répandre et induire fausses tendances majoritaires, évitements thématiques et autres censures indirectes.

Car pour fournir une sortie effective à ce débat, il va falloir modéliser les thèmes émergents et les interpréter, ce qui ne semble pas réalisable par les logiciels contemporains. Le principe d’interprétation relève encore de l’humain, et donc de la politique. Problème, combien faudrait-il de fonctionnaires pour décrypter et objectiver toutes les doléances populaires et leur ruissellement potentiellement contestataire ? A priori beaucoup trop pour réaliser des comptes rendus de qualité à court-terme. L’urgence politique du moment se prête mal à une consultation d’une telle ampleur qui demande du temps, temps qui justement manque à de nombreux contributeurs composant les rangs des Gilets Jaunes. Le sens de ce mouvement est justement la réappropriation du fait politique par les citoyens, sans détournement ni interface hiérarchisant d’en haut les propositions ou rejets. Le modèle de la démocratie représentative est clairement mis à mal par cette aspiration et l’intelligence artificielle pourrait se prêter à une auto-organisation directe si les plates-formes numériques chargées de cet accueil propositionnel n’étaient pas pilotées et triées par les mêmes élites technocratiques.

Qui va trancher les dilemmes sociaux, à savoir les rivalités entre groupes et communautés, pour dégager une coopération viable issue de cet apport citoyen ? En l’état actuel, toujours pas les citoyens qui manifestent leur frustration dans les rues depuis des mois.

La décentralisation est nécessaire au niveau même des plates-formes accueillant le débat, ce qui est techniquement déjà possible via des protocoles comme Fluicity, ActivityPub, W3C. Ce mouvement de contestation institutionnelle désire s’emparer du fait public, et cela doit passer, également, par une totale ouverture thématique (et non une pré-selection adjointe à un menu de réponses limitées et orientées).


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