Le hasard n’est pas une nécessité

par Luc-Laurent Salvador
samedi 22 mai 2021

Le hasard n'est que le voile discret de notre ignorance des déterminismes. Il est insignifiant, notamment du point de vue de l'évolution. Le sens est ailleurs. Il serait temps de le comprendre.

 Nous avons de plus en plus souvent l’occasion de vérifier ce que le philosophe Martin Heidegger disait que la science : elle ne pense pas, elle calcule. Avant-hier, sur France Inter, une chroniqueuse diplômée en anthropologie génétique prêchait pour sa paroisse matérialiste en nous serinant l’idéologie réductionniste du gène selon laquelle nous, les humains, serions seulement le produit d’une succession d’heureux hasards.

 Elle n’avait d’yeux que pour les mutations qui, en substance, renouvelleraient le code du vivant et offriraient ainsi des opportunités adaptatives. Ce qui n’est pas faux. Mais de là à en faire le principe créateur il y a un pas qu’on ne saurait franchir sans une bonne dose d’inconscience tant est large le gouffre qui sépare l’insignifiance de la mutation moléculaire de la mugnificiance de l’ordre vivant. D’ailleurs, l’analogie avec les copistes d’avant Gutenberg, pour classique qu’elle soit, n’en est pas moins ridicule quand on y songe car : existe-t-il un seul ouvrage connu dont les significations aient été changées de manière heureuse par des erreurs de copiste ou par des coquilles d’imprimerie ?

 Le problème est que nous sommes tellement habitués à ce vieux catéchisme scientiste que nous n’en percevons plus l’inanité. Remplacer l’Alpha et l’Omega divin par le hasard en tant que cause première de l’évolution comme du vivant est une imbécilité inqualifiable dont on peut se faire une petite idée en imaginant, par exemple, le cratère pierreux d’un volcan éteint dans lequel on lancerait, au hasard, un gros ballon qui, après une succession complètement aléatoire de bonds et de rebonds sur les pentes abruptes, s’arrêterait dans le fond. On pourrait dire, avec une exactitude toute scientifique, que sa trajectoire a été un pur produit du hasard — au sens où chaque bond était grosso modo imprévisible — mais ce serait une vérité formidablement fallacieuse car pour être vraie elle doit écarter le bout de la trajectoire, c’est-à-dire le point d’arrêt qui, lui, est TOUT SAUF le produit du hasard. En effet, il s’agit nécessairement du fond du cratère vers lequel le ballon va se diriger autant de fois que nous le lancerons parce qu’il est à peu près le seul à pouvoir l’arrêter. Le cratère constitue ici ce qu’on appelle un « attracteur » qui oriente toutes les trajectoires des ballons vers son fond, de sorte que l’aléa de ces trajectoires est INTEGRALEMENT ASSERVI au fonctionnement de cet attracteur ET N’A DONC AUCUNE IMPORTANCE.

 Pour le vivant, il en va de même. Les attracteurs y sont simplement les fonctions biologiques (respiration, alimentation, locomotion, reproduction, etc.). Ce sont elles dont la réalisation pourra éventuellement être améliorée par une mutation qui sera alors conservée par le simple fait que la fonction de reproduction sera, au final, mieux assurée. Un peu comme si, sans l’avoir décidé dans ce but, le fournisseur de ballon avait augmenté la taille ou l’élasticité des ballons et avait ainsi amélioré les chances (déjà excellentes) qu’ils parviennent au fond.

 Ce qui compte, ce n’est donc pas l’aléa dont on se fout complètement, ce qui compte ce sont les choses stables qui, comme le disait si bien Spinoza, « tendent à persévérer dans leur être » et, par conséquent, se reproduisent. Ces choses qui font habitudes, nous en sommes, nous les humains qui, loin d’être baladés par le hasard, décidons de nos orientations et faisons alors des hasards qui se présentent des opportunités pour aller dans la direction choisie, un peu comme le capitaine d’un bateau décide d’un cap et fait ensuite avec les vents qui se présentent, quels qu’ils soient.

 Bref, loin qu’il soit le produit du hasard, le vivant est le produit de... la reproduction... des formes et des fonctions biologiques ou psychologiques les plus satisfaisantes. Tout le monde le sait confusément mais à force d’avoir des hystériques du hasard qui le chantent à tous les coins de rue, ce n’est pas une mauvaise chose que de revenir aux évidences.

 Ce qu’il faut comprendre ici c’est que, bien que scientifique experte dans son domaine, la chroniqueuse de France Inter pratique ce qu’on peut appeler un syndicalisme de l’échec qui consiste à avoir le regard fixé sur ce qu’on ne maîtrise pas (les mutations ou les aléas du mouvement) afin de mieux se détourner et même d’annihiler les certitudes qu’on ne veut pas voir, comme le fait que le ballon se dirigera NECESSAIREMENT vers le fond du cratère. De toute évidence, elle ne veut pas (sa)voir qu’il existe réellement des « attracteurs » et, comme Zénon d’Elée en son temps, elle se donne une manière de voir les choses qui garantit qu’elle ne verra aucun desdits attracteurs dont elle ne sait que faire car ils contredisent ses convictions matérialistes primaires. La cancel culture actuellement en vogue n’est donc pas une nouveauté. Elle était déjà à l’œuvre dans l’effort séculaire de mise en avant du hasard comme système explicatif du vivant.

 L’intérêt de la chose est que le hasard ne procède d’aucune intention, il ne revêt aucune signification. Il est donc le parfait opposé de la conception religieuse d’un créateur de nature divine vers lequel nous aurions à faire retour, non seulement en tant qu’il est l’Omega mais aussi et surtout par l’expression d’une gratitude, c’est-à-dire, cette forme élémentaire de l’amour qui résulte de la grande loi de réciprocité — celle qui va du physique au karmique et — qui est donc (mimétiquement) « créé » à l’image et à la ressemblance de l’amour reçu.

 Par son insistance sur la notion de hasard et sur l’(in)signifiant acide nucléique, la science néodarwinienne révèle l’idéologie humaniste libertaire dont elle est l’instrument d’opposition véhémente à, d’une part, la pensée religieuse et, d’autre part et surtout, l’idée d’être redevable de quoi que ce soit à qui que ce soit. Le message scientiste est très clair : nous sommes des gagnants à la loterie du hasard, nous ne devons rien à personne, sous-entendu, surtout pas à Dieu. Autrement dit, nous sommes libres de tout dette, libres tout court donc.

 Bref, vous en valez deux à présent car vous voilà avertit : la pensée du hasard en tant que cause première de l’évolution est une entourloupe destinée à vous détourner du constat de l’existence d’une réalité que le hasard n’explique pas car elle lui préexiste et le gouverne. Je veux parler de la tendance universelle de toute chose dans l’univers à former des habitudes, c’est-à-dire, à se reproduire et, donc, à s’organiser en cycles.

 Cela même qui se vérifie avec, d’abord, les oscillations, vibrations etc. absolument universelles en physique et en chimie, avec, ensuite, en biologie, la reproduction des organismes vivants à l’échelle de l’individu ou de l’espèce, avec, enfin, en sciences humaines, l’universalité de notre organisation psychologique sous forme d’habitudes, qui s’organisent collectivement en habitus socioculturels, notamment ceux qui reproduisent les statuts, les castes, les pouvoirs, etc. jusqu’au politique, où ainsi que chacun sait, plus ça change, plus c’est la même chose.

 Bref, le hasard est in-signifiant car il résulte seulement de notre incapacité à percevoir les déterminismes. Et quand bien même nous les percevrions, nous pourrions persister dans l’erreur, comme le démon de Laplace et ses séides qui croient que celle de Dieu est vide. Ce qui importe, c’est de voir « the Big Picture » comme disent les étasuniens. Le tableau est alors très clair : la grande constante de ce monde, c’est le cycle, la reproduction, c’est cela qui lui donne du sens. Car nous savons alors où nous allons : de l’Alpha vers l’Oméga !

 


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