Le jour où j’ai commencé à virer Castriste (Lettre à Maria)

par VDJ
vendredi 2 décembre 2016

Chère Maria,

 Je ne sais pas si mon nom vous dira quelque chose. A vrai dire, je ne crois pas vous avoir laissé un souvenir impérissable. C’est pourtant vous qui m’avez donné, au détour d’une seule phrase, une des plus belles leçons d’humanité qu’un homme puisse recevoir. Il y a déjà quelques années de cela mais, comme vous pouvez le constater, je n’ai pas oublié.

Vous souvenez-vous, Maria, de cet occidental en visite sur votre île qui voulait vous poser quelques questions ? En réalité, et pour être en phase avec mon état d’esprit à cette époque, je voulais plutôt vous demander de justifier votre soutien à un certain Fidel Castro. "Comment pouvez-vous..." aurait probablement été le début de l’interrogatoire en bonne et due forme que je vous avais préparé. Oui, Maria, je sais. Mais comprenez-moi, c’était "avant".

Vous n’aviez pas vraiment le temps, mais vous m’avez quand même accordé 15 minutes d’entretien, comme ça. Je n’ai pas eu l’élégance de relever la gentillesse de votre geste, n’est-ce pas, Maria ? Après tout, je venais de France, comprenez-vous ? Et vous, eh bien, vous n’étiez qu’une Cubaine. Médecin. "Encore un ?" aurais-je dit avec ironie à l’époque. Oui, Maria, je sais. Mais c’était avant.

Vous étiez en charge du programme (cubain) de soins dispensés (gratuitement) aux enfants (ukrainiens) victimes des retombées de l’accident (nucléaire) de Tchernobyl. Je n’avais jamais entendu parler auparavant de ce programme. Encore moins de vous, d’ailleurs. Mais une amie cubaine a insisté pour nous présenter.

Vous m’avez expliqué que les autorités ukrainiennes envoyaient les enfants se faire soigner à Cuba. A l’époque (à savoir au début des années 90), environ 5 000 étaient pris en charge par vos services. Je crois savoir que, depuis, ce chiffre est monté à plus de 15.000. Etes-vous toujours responsable de ce programme Maria ? Je me pose souvent cette question.

L’entretien dura plus longtemps que prévu. Plusieurs heures en fait. Je suppose que vous vous sentiez en confiance et rassurée par cet occidental qui cherchait avant tout à comprendre. Vous avez finalement regardé votre montre et vous vous êtes levée en déclarant qu’un avion arrivait d’Ukraine, avec deux cents enfants supplémentaires, et que vous ne saviez pas encore où vous alliez les loger. Vous vous êtes même excusée. Excusée de n’avoir plus le temps.

Mais quelques jours auparavant, j’avais lu dans la presse commerciale de chez nous que les Etats-Unis avaient présenté à l’ONU (encore) une résolution visant à condamner Cuba pour "atteintes aux Droits de l’homme". Cela ne me choqua pas car, à l’époque, j’étais encore ce que l’on appelle un anticastriste. Comme tout le monde, quoi. Je vous ai parlé de ce vote. Bien entendu, vous étiez au courant.

"L’Ukraine n’a-t-elle pas récemment condamné Cuba pour atteintes aux Droits de l’homme ?" vous ai-je demandé. "Oui, c’est exact," m’avez-vous répondu. "Et ils vous envoient dans la foulée deux cents enfants de plus ?" ai-je insisté. "Oui," m’avez-vous confirmé, apparemment sans trop savoir où je voulais en venir.

C’est étrange comme certaines vies peuvent basculer, au détour d’une rencontre ou d’une phrase. Je garde encore les traces de la tempête qui se déchaîna sous mon crâne.

M’en voulez-vous encore, Maria ? Me pardonnerez-vous un jour cet échange ? Pire : l’avez-vous gardé en mémoire ? Non ? Alors le voici :

Moi : "L’Ukraine vous condamne à l’ONU, puis ils vous envoient deux cents enfants de plus se faire soigner gratuitement chez vous (en pleine "période spéciale")... ?"

Vous : "Oui"

Moi : "Et vous les acceptez ?"

A ce moment-là , j’ai senti que je venais de perdre toute l’estime péniblement gagnée au cours de ces quelques heures passées en votre charmante compagnie. Vous m’avez jeté ce regard qui me hante encore. Un mélange de tristesse et de déception. Vous m’avez simplement répondu : "Mais... ce n’est pas la faute des enfants". Puis vous êtes partie.

Oui, vous êtes partie mais vous ne m’avez jamais quitté. Comment oublier une telle claque ? De celles qui vous font du bien, de celles qui vous font grandir.

Mais parce que n’importe lequel d’entre "nous" vous aurait posé la même question, et parce que n’importe quel Cubain digne de ce nom aurait répondu la même chose, m’en voudriez-vous de considérer que cette réponse n’est pas celle de Maria à Viktor, mais celle de Cuba à l’Occident tout entier ?

Voyez-vous, Maria, je crois vous avoir comprise. Et depuis notre rencontre, je me suis fixé comme objectif d’être digne de cette leçon. Leçon involontaire, j’en conviens. Et c’est bien pour ça qu’elle n’en est que plus belle. En tout cas, j’aurais essayé.

Oui, Maria, je l’avoue, il y en a eu d’autres après vous. Beaucoup d’autres. De La Havane à Santiago en passant par Santa Clara. Mais vous étiez la première, celle que l’on n’oublie pas.

C’est pour cette raison, chère Maria, que je me suis enfin décidé à vous faire une lettre, que vous lirez peut-être. Si vous avez le temps.

Viktor Dedaj
"amoureux en transit"

Photo : Victor Vasiuk, 10 ans, un enfant victime de l’accident nucléaire de Tchernobyl, le 25 avril 2006 à l’hôpital de Tarara (Cuba) avec sa grand-mère Slava Kovalishina (© AFP - Adalberto Roque )


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