Le langage du cœur, de l’amour...

par Kamal GUERROUA.
lundi 27 juillet 2020

    Y a-t-il vraiment de l'amour au temps de l'internet et des réseaux sociaux ? Y a-t-il de l'amour au temps du matérialisme, de la société de consommation, et des espaces de rencontre virtuels ? Quelle valeur l'amour au grand "A" peut-il avoir quand tout se mesure à l'argent, au statut social, à la richesse ? En un mot, qu'est-ce qu'aimer aujourd'hui ? Et avec quoi se conjugue-t-il : l'esprit, le corps, la matière ou les trois à la fois, ou plus rien du tout ? Je ne prétends pas pouvoir répondre à ces questions-là (peut-être certains de mes lecteurs sauraient-ils mieux que moi y répondre) , mais je suis sûr d'une chose : seul l'amour pourra nous sauver tous (pauvre ou riche, blanc ou noir, religieux ou athée, etc), si nous maitrisons bien son langage. 

   Dans "Rawdat al-Muhibbin" (Le jardin des amoureux), Ibn Qayyim al-Jawziyya (1292-1350), nommé par certains "Le savant du coeur" a recensé cinquante degrés de l'amour, allant de "ar-Rassis" ou "al-wadd" (aspect permanent de l'amour), en passant par "as-Sababa" (délicatesse et force du désir), et en terminant par "al-ishq" (passion amoureuse), un mot qui vient, en effet, de "ichqa" (lierre), plante saprophyte qui dessèche et provoque la décomposition de celle sur laquelle elle se greffe. L'amour qu'il désigne par le terme "Al-Mahabba" tire son origine de "Safâ", la pureté. Il est, d'après lui, la manifestation suprême de toutes les effervescences qui touchent le coeur lorsqu'il aspire à rencontrer l'être aimé. Cette passion étant rythmée par l'esprit de concorde qui règne entre les deux amoureux dans la présence et l'absence, le mal et le pire, la joie et le deuil, la richesse ou le dénuement. En revanche, elle ne sera vraiment réelle que lorsqu'elle est exprimée dans la pondération, et avec constance. Car la seule mesure de l'amour, disait un jour le prêtre Saint Augustin (354-430), c'est qu'il n'a plus aucune mesure ! Toutefois, se laisser entraîner par son coeur n'empêche pas d'en être le maître à bord, le conducteur, le pilote, le chef. Le penchant passionné pour l'être aimé est décrit comme un état d'extase, où aucun remède ni aucune fuite ne sont possibles, et où l'une des parties, sinon les deux se détruisent petit à petit, en se brûlant dans le feu de la passion. Et lorsqu'on est "passionné", on est comme aveuglé, planté au milieu d'un labyrinthe, c'est-à-dire on ne sait plus où l'on va ni quelle dédale emprunter ni ce que l'on doit faire pour en sortir. 

 

   La passion est un feu ardent qui peut naître d'un simple regard, d'un geste, d'un sourire, d'une mèche de cheveux qui s'échappe d'une tresse ou d'un foulard, et se laisse soulever par une brise printanière. Si elle peut (cette passion-là) parfois sauver, elle n'en reste pas moins souvent destructrice, surtout si son langage n'était pas maîtrisé... Et l'on en vient ici à l'essentiel : la passion n'est qu'un solfège ; sorte de partition musicale dont chaque note possède un sens, et si jamais l'on en rate une, l'on ne comprendra ni ne savourera rien de ce que l'on aura entendu. Tout nous paraîtra alors tel le gargouillis d'un ventre affamé, en temps de froid hivernal. Sentir et comprendre chaque émotion qui vient de l'autre, en l'interprétant par des émotions équivalentes en retour, permet d'éviter les sous-entendus malveillants, les frictions, les fausses interprétations. Proche de la télépathie, l'amour se vit, se sent, se transmet dans une sorte de contagion positive qui transcende toutes les barrières raciales, culturelles, linguistques fussent-elles. "La plupart des problèmes du monde, disait le mystique soufi Shams ed Dîn Tabrîzî (1185-1248), viennent d'erreurs linguistiques et de simples incompréhensions. Ne prenez jamais les mots dans leur sens premier. Quand vous entrez dans la zone de l'amour, le langage tel que nous le connaissons devient obsolète. Ce qui ne peut être dit avec des mots ne peut être compris qu'avec le silence."

  J'ai eu personnellement l'occasion de regarder le film américo-britannique "Loving", sorti en 2016, du réalisateur Jeff Nichols, qui relate avec brio l'histoire "véridique" d'un couple d'Américains, un homme blanc Richard Perry Loving, et son épouse noire Mildred Jeter, tous deux originaires de Géorgie. En se mariant en juin 1958 dans le district de Columbia voisin afin de contourner une loi qui interdit dans leur État de résidence les mariages « interraciaux », ces derniers furent arrêtés et inculpés, dès leur retour en Virginie, pour infraction à la loi fédérale. Après avoir été jugés coupables, ils n'ont aucun autre choix, sauf celui d'une année de prison ou l'expulsion de l'État pour une durée de 25 ans. Ils décident quand même de partir, au prix d'un atroce déchirement familial. Neuf années plus tard, et après la naissance de leus trois enfants, Mildred et Richard ont saisi Robert Kennedy — alors procureur général des États-Unis — pour se plaindre de leur situation malheureuse. Le 12 juin 1967, la Cour suprême des États-Unis a rendu par son arrêté « Loving v. Virginia » anticonstitutionnelle, toute loi qui apporte des restrictions au droit au mariage, en se fondant sur la couleur de peau des époux. Et voilà le miracle de l'amour quand on sait bien déchiffrer ses mélodies pour comprendre son langage ! 

Kamal Guerroua

 


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