Le libre arbitre est-il inséparable de toute démarche scientifique ?

par Automates Intelligents (JP Baquiast)
samedi 28 mai 2016

Dans un article du NewScientist, daté du 21 mai 2016, intitulé Time to decide 1), le physicien quantique suisse Nicolas Gisin 2), pionnier de la téléportation des états quantique et de l'une de ses applications, la cryptographie quantique, explique pourquoi il ne peut admettre les arguments de la science déterministe selon lesquels le libre arbitre n'est qu'une illusion.

Jean-Paul Baquiast 27/05/2016

Sa conviction ne découle pas d'hypothèses religieuses selon lesquelles le libre-arbitre aurait été conféré à l'homme du fait que celui-ci ait été fait à l'image de Dieu, dont aucune loi ne peut enchainer la totale liberté de créer ou ne pas créer. Elle peut par contre les rejoindre. Il raisonne sur le libre-arbitre en termes strictement scientifiques. Reprenons ici son argumentation, en la ponctuant de quelques commentaires personnels.

Toute la physique macroscopique moderne, depuis Descartes, Newton et Einstein, repose sur l'assomption que l'univers est déterministe. Par extension, dans le cas de sciences comme la biologie ou la neurologie qui ont souvent peine à faire apparaître des lois déterministes, le déterminisme postule que de telles lois existent, y compris sous la forme d'un chaos déterministe ne permettant pas à notre esprit de faire apparaître ces lois, en l'état actuel de nos connaissances 3).

Aussi bien les cosmologistes pensent pouvoir prédire l'avenir de l'univers avec une certaine dose de certitude, puisque les lois fondamentales de l'univers seraient déterministes. Pour les déterministes, l'impression de libre-arbitre serait une illusion, dont il conviendrait de se débarasser pour faire de la bonne science.

Il en résulte que pour eux le temps serait une illusion. Les mêmes causes entraineraient les mêmes effets, même si le cours de ce que nous appelons le temps se trouvait inversé. Ainsi prise à l'envers, l'histoire de l'univers nous ramènerait inévitablement au point initial du big bang, supposé être à l'origine de ce même univers.

Pour les déterministes, l'humanité aurait été programmée pour faire des choix qui correspondent à un environnement déterministe. Si cela n'avait pas été, si l'humanité avait eu la liberté de considérer comme vraie telle ou telle hypothèse en fonction de son humeur du moment, elle aurait depuis longtemps disparu, incapable de s'adapter à un monde déterministe. Elle peut s'imaginer qu'elle peut librement choisir telle ou telle solution, en fonction de son libre arbitre, mais c'est une illusion.

Décider de la "vérité" d'une hypothèse

Face à ces arguments, Nicolas Gisin fait valoir que de nombreux scientifiques, parfaitement respectables, affirment que la démarche scientifique n'aurait pas de sens au cas où nous n'aurions aucun pouvoir de décider si une hypothèse est « vraie » ou non. Nous serions obligé de la tenir pour vraie, y compris en ce qui concerne les hypothèses contredites par l'expérience. Au cas où nous découvririons que l'hypothèse était fausse, nous serions à nouveau obligé de tenir compte de cette nouvelle expérience, en imputant à la faillibilité de la science le fait que nous ayons pu précédemment considérer que cette hypothèse était vraie.

Or c'est le contraire que montre l'histoire de la science. Sans même faire appel à la mécanique quantique qui postule l'intervention de la volonté pour résoudre l'équation de Schrödinger dont l'inconnue est une fonction, la fonction d'onde ( ce que l'on nomme le problème de l'observation), la plupart des sciences s'appuient sur l'utilisation de nombres que Descartes avait nommé des nombres réels, opposés aux nombres qu'il avait nommé « imaginaires ». Les nombres imaginaires sont considérés comme ne correspondant à aucune réalité, compte tenu de la façon dont ils sont calculés, par exemple en faisant appel à la racine carré d'un nombre négatif. Ce n'est pas le cas des nombres réels.

Cependant les nombres réels peuvent eux-mêmes être indéterminés. La plupart d'entre eux, décomposés en leurs éléments, font appel à des séries de chiffres se poursuivant jusqu'à l'infini. De plus, ces derniers, en bout de chaine, n'apparaissent qu'au hasard, sans qu'aucune loi déterministe de permette de prédire leur apparition. Seule une décision volontaire permet de ne prendre en considération que les premiers chiffres de la série.

Le libre-arbitre, loi fondamentale de l'univers ?

Les systèmes relevant de la théorie du chaos au sens strict, c'est-à-dire d'un chaos qui n'a rien de déterministe, sont partout dans la nature. C'est le cas notamment de tout ce qui concerne la vie et son évolution - sans mentionner les systèmes quantiques. L'indétermination est partout, jsuqu'au moment où elle est déterminée par les êtres vivants. Ceci parait difficilement discutable.

Ceci dit, observons pour notre compte que l'indétermination et plus encore le libre-arbitre, sont de simples concepts que la science se refuserait encore aujourd'hui à définir. Elle ne les identifie que par leurs effets visibles. Ne faudrait-il pas aller plus loin ?

Ne pourrait-on pas par exemple considérer que le libre-arbitre est une propriété fondamentale des êtres vivants, leur permettant de résoudre à leur avantage les indéterminismes profonds du monde ? Ceci se ferait au niveau quantique, par la résolution incessante des fonctions d'onde auxquelles se trouvent confrontés ces êtres vivants. Mais ceci, d'une façon plus évidente, se produirait en permanence dans le monde physique. Par le libre-arbitre, les êtres vivants, fussent-ils considérés comme primitifs, et donc entièrement déterminés, choisiraient librement les conditions de la nature les plus convenables à leur survie et leurs développements. Ainsi de proche en proche, ils se construiraient un monde déterminé dans lequel ils évolueraient en faisant simultanément évoluer ce monde.

Mais le libre-arbitre, observe Nicolas Gisin, ne permettrait pas d'inventer des mondes entièrement nouveaux. Il se bornerait à rendre actuelles des possibilités préexistantes, en les « choisissant ». On retrouve là, au niveau de la physique macroscopique, l'interprétation dite de Copenhague, popularisée par Werner Heisenberg. L'observation, dans la théorie dite de la mesure, « résout » la fonction d'onde du système quantique en l'obligeant à choisir entre un certain nombre de possibilités en principe préexistantes.

Or, écrit Nicolas Gisin à la fin de son article, le temps n'est pas exclu de ce processus. Le résultat d'un événement quantique, tel que la mesure d'un système donné, non déterminé à l'avance, se situe dans un temps différent de celui où ce résultat est acquis, avec toutes les conséquences en découlant. Il s'agit d'une création authentique, apparue dans un temps non réversible, qui ne pouvait être connue à l'avance en faisant appel à une équation déterministe.

Nicolas Gisin a nommé ce temps un « temps créateur » , creative time. La science ne comprend pas bien aujourd'hui ce concept, mais la théorie de la gravitation quantique pourrait changer les choses. Elle obligera à une synthèse entre la théorie einstenienne de la gravité, entièrement déterministe, et le hasard introduit par l'observateur d'un système quantique.

Si l'on accepte cette hypothèse, il faudra en revenir à la question que nous avons précédemment posée. Faudrait-il admettre que le libre-arbitre, à quelque niveau qu'il s'exprime, serait dans la nature même de l'univers. En ce cas, dans un univers supposé être évolutif, quelle serait l'essence profonde du phénomène ou, si l'on préfère, comment serait-il apparu ? Et se poursuivra-t-il lorsque l'univers que nous connaissons aura disparu ?

Notes

1) https://www.newscientist.com/article/mg23030740-400-physics-killed-free-will-and-times-flow-we-need-them-back/

Voir aussi, de Nicolas Gisin, Time Really Passes, Science Can't Deny That http://arxiv.org/abs/1602.01497

2) Sur Nicolas Gisin, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Gisin

3) Rappelons que l'on nomme chaos déterministe des situations dans lesquelles des différences infimes dans les conditions initiales entraînent des résultats totalement différents pour les systèmes concernés, rendant en général toute prédiction impossible à long terme. Cela est valable même pour des systèmes déterministes, ce qui signifie que leur comportement futur est entièrement déterminé par leurs conditions initiales, sans intervention du hasard.


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