Le mimétisme du pire ?
par lephénix
mercredi 18 novembre 2020
Le « soviétisme » serait-il le stade suprême du « capitalisme » ? Notre « insensibilité croissante aux inégalités » aurait-elle engendré le « mimétisme du pire » entre ces deux systèmes pour aboutir à ce que le journaliste Antoine Perraud appelle « l’abomination hybride actuelle » ?
Ainsi s’écrit « la fin de l’Histoire », sur une de ces ruses dont elle est prodigue... Journaliste à Mediapart, Antoine Perraud voit dans « le soviétisme le stade suprême d’un capitalisme qui s’est empressé d’en adopter toutes les tares : bureaucratie, opacité, autoritarisme, inégalitarisme ».
Pour l’ancien reporter à Télérama, « le socialisme réel n’est pas mort et enterré, mais escamoté avant que d’être transvasé dans ce qui donnera le capitalisme réel ». Dans son pamphlet hyperdocumenté, il démontre que « capitalisme et socialisme forment un couple systémique, interdépendant et inséparable ».
Car enfin, « ces deux entités » appartiennent bel et bien au « même genre économique ». Elles sont reliées par ces trois traits caractéristiques que sont les rapports marchands, la monnaie et le salariat : « Dans le capitalisme d’Etat comme dans le marché ultra-libéral, tous deux ont opté pour la dépersonnalisation des échanges en vue du profit exponentiel, tous deux ont enchaîné l’homme à la poursuite d’un rendement supérieur. »
Tous deux réduisent l’aventure vitale de l’humain à sa seule dimension économique, à sa fonction productive et consumériste. Tous deux s’entendent à consommer sans compter des ressources terrestres en voie d’évaporation. Débarrassé de toute alternative de gouvernance, le « capitalisme financier » continue à croître et spéculer contre l’espèce présumée humaine et son écosystème selon un mécanisme de « mouvement perpétuel » et d’inassouvissement que rien ne semble pouvoir arrêter...
Mais la magie monétariste et les traites tirées sur l’imaginaire suffissent-elles à créer le « capital réel » ?
Le processus d’hybridation
Au printemps 2020, les populations occidentales, déboussolées et « démunies après n’avoir connu que certitude et abondance » (du moins le mirage de l’abondance gratuite et des certitudes pas encore révocables...), se retrouvent, après l’échec d’un « mouvement social traité en ennemi intérieur », en détresse respiratoire totale et prises dans la nasse d’un « capitalisme de surveillance », nourri et exacerbé tant par leur addiction aux divertissements numériques que par le catalyseur pandémique en cours. « La preuve par le virus », trente-quatre ans après le désastre de Tchernobyl qui avait signé « l’arrêt d’obsolescence du socialisme réel » ?
La sempiternelle promesse d’égalité a été « retournée comme un gant », conformément à La lettre volée d’Edgar Poe - et à notre « insensibilité collective aux inégalités ». Jusqu’alors, ne se mettait-on pas en société pour « avoir plus » tout en travaillant moins selon un principe admis de réciprocité ?
En trente ans, les populations n’ont connu que des « réfolutions » (« réformes et révolutions », selon le mot-valise forgé par l’universitaire britannique Timothy Garton Ash) qui se soldent par une OPA. C’est-à-dire une « offre publique d’achat déclenchée par le capitalisme ultralibéral, en pleine expansion depuis ses succès thatchéro-reaganiens, sur un capitalisme d’Etat transformé en « marché ouvert » - comme est déclarée « ville ouverte » une cité rendue rendue sans combat »...
Dans son cours du 28 mars 2013 au Collège de France, le juriste Alain Supiot analysait « le processus d’hybridation du capitalisme et du socialisme » en montrant comment la « soumission au calcul économique de la planification léniniste annonçait le fétichisme des chiffres de l’ultralibéralisme ».
Ce dernier a tiré profit de la demande de protection des populations pour escamoter le rôle d’arbitre d’un Etat désormais « fort avec les faibles et faible avec les forts », réduit à sa fonction de « levier oppressif » en « garant des inégalités »...
La nomenklatura soviétique avait réussi à « capter à son seul profit la tranformation sociale qu’elle était censée porter » et « incarnait l’iniquité kleptocratique ».
Aujourd’hui, une autre kleptocratie dénuée de toute capacité productive et contributive exerce une ponction parasitaire jamais vue dans l’histoire des civilisations : « Le capitalisme réel, une fois la bride sur le cou, se révèle, dans les années 2010, tel un mécanisme d’expropriation infinie, qui taraude jusqu’à la substance même de nos sociétés – dont des pans entiers sont réduits à ne vivre que pour survivre, à n’exister que pour subsister (...) L’être humain attaché à seulement contribuer à sa subsistance et à celle de sa famille perd son statut d’homo faber. Il déchoit dans la condition d’animal laborans. »
Ce mécanisme d’expropriation et d’extorsion infinie fait de la désolation, jadis expérience humaine limite, « l’expérience quotidienne des masses » en voie d’exclusion accélérée : « Le capitalisme financier qui triomphe aujourd’hui a procédé à la fusion du capitalisme d’Etat soviétique et du capitalisme industriel yankee suivant un tropisme parfaitement inégalitaire : mettons nos gouffres ensemble, cela fera un bel abîme ! »
La nouvelle nomenklatura se soustrait à l’impôt, sape les services publics et désintègre les classes moyennes réduites en quantités négligeables d’ores et déjà passées par pertes et profits.
En son temps, John Dewey (1859-1952) constatait : « Le monde a davantage souffert de ses dirigeants que de la masse des citoyens ». Cette masse bel et bien dépossédée de son avenir se ressourcera-t-elle dans les travaux de ce chantre des « préoccupations communes » pour tenter de recréer du « commun productif » ?
Pour Antoine Perraud, l’urgence est désormais au mot d’ordre : « Ne sauvons pas le capitalisme, sauvons-nous de lui ! » Mais l’utopie est-elle vraiment « un levier nécessaire, sinon suffisant, pour nous désembourber mentalement, puis économiquement » ? Cette capacité du « super-prédateur » omnivore et dévoreur d’abstractions à élaborer des utopies réelles comme à dévaster les terres cultivables et les vies de ses semblables suffira-t-elle à défaire ce qui le défait ? Suffira-t-elle à lui rendre un horizon et un avenir tout au bord du trou noir qu’il ne peut s’empêcher d’ouvrir sous ses pas ?
Antoine Perraud, Le capitalisme réel, La Découverte, 250 p., 15