Le Monde dérape sur le nucléaire

par Stéphane Lhomme
vendredi 17 novembre 2006

Dans l’éditorial du Monde daté du 12 novembre 2006, Eric Le Boucher expose sa solution pour empêcher le réchauffement climatique : plus de science. Et, ajoute-t-il, plus de nucléaire.

Voici une affirmation qui mérite d’être sérieusement étudiée.

Nous ne demanderons pas à M. Le Boucher de se reporter aux arguments des antinucléaires auxquels il n’accorde, de toute évidence, aucune crédibilité.
En revanche, sauf à enfouir sa tête dans le sable, l’éditorialiste ne peut que prendre acte des déclarations de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), d’autant que cette instance est à la pointe de la promotion de l’atome.

Ainsi, le 7 novembre dernier, l’AIE a publié un rapport de grande ampleur, traitant en particulier de la question énergétique et de celle du réchauffement climatique, et proposant avec force une option : le développement à tout va du nucléaire. Jusque-là, tout va bien pour M. Le Boucher, d’autant que de nombreux médias ont donné la plus grande importance à cette annonce, La Tribune allant même jusqu’à titrer en une : "L’avenir de l’énergie passe par le nucléaire".

Mais voilà : trois jours plus tard, constatant les interprétations farfelues de son rapport, l’AIE a été obligée de remettre les pendules à l’heure, par la voix de son directeur exécutif Claude Mandil :
"Nous ne pensons pas qu’il soit vraiment réaliste de croire que la part du nucléaire dans la production d’électricité va augmenter de façon significative (...) pour une simple raison qui est que la tâche principale de l’industrie nucléaire dans les années à venir sera de remplacer les centrales existantes qui auront atteint leur fin de vie. Cela signifie qu’on aura besoin de nombreuses centrales sans pour autant augmenter la part du nucléaire dans la production d’électricité."

Autant dire que, pour lutter contre le réchauffement climatique, la solution nucléaire de M. Le Boucher a du plomb dans l’aile. Et encore, M. Mandil a utilisé des formules diplomatiques pour tenter de limiter les dégâts : quand il dit que la part nucléaire "ne va pas augmenter de façon significative", il faut comprendre "elle va décroître". Pour s’en persuader, il suffit de se reporter aux prévisions de l’AIE elle-même, ou à celles d’autres organismes pourtant fortement pronucléaires, comme le Bureau de l’énergie du gouvernement des USA.

(cf http://www.eia.doe.gov/oiaf/ieo/pdf/highlights.pdf ).

Et l’affaire se corse singulièrement pour la thèse de M. Le Boucher et de ses collègues pronucléaires qui, curieusement, ont tous "oublié" de parler de la mise au point de l’AIE (malgré une dépêche AFP explicite). En effet, alors que la part du nucléaire va décliner, il faut savoir qu’elle est déjà extrêmement faible.
Ainsi, le rapport "Facteur 4", remis au gouvernement français en octobre, explique que "l’énergie nucléaire représente 2 % de l’énergie finale dans le monde" et pointe "l’apport finalement marginal du nucléaire" dans la lutte contre l’effet de serre. M. Le Boucher aurait d’ailleurs pu prendre connaissance des ces données en lisant... Le Monde (éditorial, 13 octobre 2006).

Pour l’AIE, qui fait la promotion du nucléaire, ce dernier couvre non pas 2% mais 6% de l’énergie mondiale, devant passer cependant sous les 5% vers 2030. Alors, après tout, peu importent ces étranges distorsions statistiques : même avec les chiffres de l’AIE, le nucléaire est marginal et déclinant et, de fait, est totalement incapable d’empêcher le réchauffement climatique.

Par ailleurs, notons deux lourdes contradictions dans l’éditorial de M. Le Boucher :
- économiser l’énergie en France serait vain car il serait impossible d’imposer ce "bon exemple" au reste du monde. Mais en quoi serait-il plus facile d’imposer à ce même monde les solutions scientifiques dont l’éditorialiste espère l’avènement ? Pour imposer le nucléaire à des peuples qui n’en veulent pas, faut-il exporter nos compagnies de CRS ?
- M. Le Boucher reconnaît que la France ne fait pas merveille dans la lutte contre le réchauffement climatique. Or, avec 58 réacteurs, elle a d’ores et déjà mis en œuvre, et de façon massive, la solution nucléaire. La généralisation de cette dernière ne pourrait donc que généraliser l’échec de la France : réchauffement climatique et nucléaire pour tous !
Qui plus est, force est de constater que... c’est le dérèglement climatique qui s’attaque au nucléaire et non l’inverse. Ainsi, les canicules de 2003 et 2006 ont mis à mal le nucléaire français. Des réacteurs ont été arrosés par EDF, d’autres ont dû être arrêtés : il n’y avait plus assez d’eau dans les rivières pour le refroidissement. La France atomique n’a alors évité la pénurie qu’en important à prix d’or de l’électricité... non nucléaire.

Or, tout le monde reconnaît aujourd’hui que, même si les mesures nécessaires étaient immédiatement prises au niveau mondial, le réchauffement climatique s’aggraverait encore pendant quelques décennies. Donc, c’est inéluctable, les centrales nucléaires vont de plus en plus souvent être mises en grande difficulté et faire courir de graves risques de pénurie et d’accidents. En réalité, le réchauffement climatique est une raison de plus, et non des moindres, pour arrêter au plus vite toutes les centrales nucléaires.

M. Le Boucher estime que la seule façon de sauver la planète est de faire confiance à la science. S’il avait lu avec attention Le Monde (9 novembre 2006), il aurait appris que "Le coût de l’énergie solaire ne cesse de baisser", et que le spécialiste des technologies solaires au... Commissariat à l’énergie atomique (CEA) l’annonce, "à terme, le solaire va s’imposer."
Ainsi, le credo scientiste de M. Le Boucher pourrait prendre corps, mais sans catastrophe nucléaire, sans déchets radioactifs. Et sans prolifération vers l’arme atomique : l’éditorialiste aurait-il déjà oublié la Corée du Nord et l’Iran ? Souhaite-t-il démultiplier ces situations... explosives ?

Pour M. Le Boucher, "le réchauffement de la planète est devenu un problème trop sérieux pour être laissé aux écologistes". De toute évidence, ce serait encore pire de le laisser aux éditorialistes.

Stéphane Lhomme
Porte-parole du réseau "Sortir du nucléaire"

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