Le mot interdit

par Lucchesi Jacques
mercredi 23 décembre 2020

 

La langue est-elle raciste ? Beaucoup, parmi les afro-descendants, le pensent. Mais jusqu'où peut-on épurer le lexique, surtout à l'heure des échanges multi-linguistiques ?

  Longtemps, dans notre langue, le mot « nègre » a été employé simplement comme un synonyme de « noir » ou d'africain ». Il est vrai que la puissance coloniale qu'était alors la France se reflétait forcément dans son langage, sans s'embarrasser des nuances linguistiques qui nous déconcertent aujourd'hui. Si nous étions racistes, c'était sans le savoir, avec cette innocence que mettent les enfants dans leurs jeux parfois cruels. C'est ainsi qu'un écrivain bourlingueur comme Blaise Cendrars pouvait tranquillement publier en 1929 ses Petits contes nègres pour les enfants des Blancs. Tout comme, dix ans plus tard, l'anglo-américaine Agatha Christie, avec ses Dix petits nègres, sans doute son roman le plus célèbre. Bien malin qui aurait pu alors prévoir les polémiques que soulèveraient, au siècle suivant, leurs titres respectifs. Pourtant, le sens du mot « nègre » commençait à devenir péjoratif. Les détracteurs du jazz, si en vogue dans le Paris des années vingt, parlaient avec mépris de « musique nègre ».C'était bien peu de choses au regard de l'emploi répété et haineux que faisait de ce mot un certain Adolf Hitler dans son Mein Kampf. Lequel ne faisait que répercuter l'opinion des gazettes allemandes à l'encontre des nombreux soldats africains du corps expéditionnaire français, après que le président Poincaré ait décrété l'occupation de la Rhénanie en 1923.

Là dessus le temps a passé, qui a dégonflé nos illusions de supériorité et notre bonne conscience. Les guerres coloniales, livrées et perdues par la France et l'Angleterre au lendemain du deuxième conflit mondial, nous ont ramenés à notre juste place dans ce monde. Tout comme la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis, dans les années soixante, qui a obligé les citoyens américains à réfléchir sur le racisme persistant de leur société, quitte à diviser durablement l'opinion. Depuis, la biologie a mis en lumière l'indifférenciation génétique entre les noirs et les blancs. Sans d'ailleurs mettre un terme aux idéologies racistes, puisque celles-ci reposent, depuis la nuit des temps, sur la peur et la haine de la différence.

Notre langue a-t-elle enregistré cette considérable évolution sociétale ? Rien n'est moins sûr ! Nous continuons spontanément à employer des mots et des expressions usées, décalées, dans notre communication courante. Ainsi le parfumeur Jean-Paul Guerlain (né en 1937) a-t-il pu dire, en 2010, qu'il avait travaillé « comme un nègre », tout en doutant que les nègres aient autant travaillé que lui. Ce qui aurait fait sourire les gens au siècle dernier lui a valu les foudres des associations anti-racistes et l'ostracisme de sa profession.

Aujourd'hui c'est un arbitre de football roumain qui se retrouve sur la sellette pour avoir désigné par sa couleur de peau l'un des entraîneurs du Basaksehir d'Istanbul, lors d'un match de ligue des champions qui opposait, mardi 8 décembre, le club turc au Paris Saint-Germain. Il se trouve qu'en roumain, le mot « noir » se dit « negru » : le problème eût été le même en espagnol puisque « noir » se dit « negro ». Mais l'entraîneur du club stanbouliote ne devait manifestement pas être au fait de ces variantes linguistiques pour entendre une insulte raciste dans cette désignation, s'emporter et demander l'arrêt du match avec les conséquences que l'on connaît à présent. A l'heure de la construction européenne et des échanges qu'elle génère, cette affaire est particulièrement navrante. Mais elle en dit long aussi sur la malice inhérente aux mots et leur variation de sens d'une langue à une autre. Car, enfin, reconnaissons-le, on a ici affaire à un malentendu et pas à une injure raciste. Et s'il est juste et souhaitable de combattre les manifestations ouvertement racistes – comme on a pu en voir, ces récentes années, dans les stades italiens –, on ne peut pas non plus épurer le langage de tous les mots qui pourraient blesser, d'une manière ou d'une autre, la susceptibilité des afro-descendants. On ne peut pas toujours éviter de nommer les êtres et les choses sur la base de leur apparence sensible – quels que soient d'ailleurs les sentiments qu'on y mette. Mais notre époque, toute à ses revendications de dignité et de réparation mémorielle, peut-elle encore entendre la voix de la raison ?

 

Jacques LUCCHESI


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