Le mythe « Star Wars » : pour une critique raisonnée de « la guerre des étoiles »

par Daniel Salvatore Schiffer
mardi 29 décembre 2015

Walt Disney, l'une des plus grandes sociétés de productions cinématographiques de Hollywood, est fier, en cette époque de Noël, de l'annoncer, à grand renfort de publicité, au monde entier : « Star Wars - Le réveil de la force vient de passer la barre du milliard de dollars de recettes ». Un record absolu, douze jours, seulement, après sa sortie en salle ! L'Amérique, centre névralgique du capitalisme international et leader incontesté des marchands du temple, peut jubiler. Énorme, surtout si l'on y ajoute l'astronomique chiffre, dans les innombrables points de vente, des produits dérivés !

 

UNE TRES RENTABLE « SOCIETE DU SPECTACLE »

Soit : laissons à ces nouveaux maîtres de la « société du spectacle », pour paraphraser le très visionnaire Guy Debord, le soin, s'ils sont contents ainsi, malgré l'inhumaine détresse sur terre, de compter leur fabuleux magot, d'amasser leurs immenses richesses et d'engranger leurs colossaux bénéfices. Paix donc, sinon à leur âme, du moins à leur bonne conscience : George Lucas, créateur de Star Wars, peut dormir tranquille sur son coffre-fort. Être blindé face à la misère du monde, cela n'a pas de prix ! Les médias eux-mêmes, toujours prompts à accroître leur audimat en fonction de l'actualité, s'en donnent à cœur joie : Le réveil de la force fait le « buzz  ». Un tintamarre inégalé, hors concours, sur la toile !

Mais ce qui, par-delà ces scandaleuses dérives de nos temps prétendument modernes, ne laisse toutefois d'interpeller, ce sont les raisons, ou plutôt les « déraisons », de ce gigantesque succès, quasi planétaire, de ce même Star Wars, confuse (sur le plan conceptuel) mais habile (sur le plan formel) synthèse entre le conte de fée, la mythologie antique et l'épopée médiévale, le tout façonné par une prodigieuse maîtrise de la technologie la plus performante et sophistiquée à la fois puisque c'est elle qui donne accès à l'un des ingrédients les plus efficaces de cette saga : l'abondance des « effets spéciaux ».

 

CONTES DE FEE ET CHANSONS DE GESTE

Je ne reviendrai certes pas ici sur l'analyse, ses contenus narratifs comme ses ressorts psychologiques, du conte de fée, dont Walt Disney s'était justement fait, avec ses dessins animés d'antan (Blanche-Neige et les sept nains, Cendrillon, Merlin l'enchanteur, Alice au pays des merveilles...) le premier des grands inventeurs au cinéma. Un psychiatre tel que Bruno Bettelheim, dont on sait ce qu'il doit aux théories freudiennes, s'en est déjà chargé, du reste, en un essai resté célèbre : « Psychanalyse des contes de fée  ».

Je ne m'appesantirai pas davantage ici sur les nombreux récits guerriers, rehaussés de miracles divins et enrobés de pratiques occultes, tels que les fables et autres chansons de geste les illustrèrent au Moyen-Âge. La littérature épique en regorge, depuis les aventures des chevaliers de la Table Ronde jusqu'aux exploits du roi Arthur, en passant par la quête du Graal et, bien sûr, les pouvoirs magiques d'Excalibur, épée préfigurant ce qui deviendra l'emblème par excellence, effet garanti même sur des adultes attardés, de Star Wars  : l'épée au rayon laser. Inepte et ridicule !

Ce sur quoi je souhaiterais revenir, en revanche, c'est sur l'aspect mythologique (à défaut de réelle philosophie), sinon sur la dimension religieuse (à défaut de vraie théologie), de Star Wars. Car, pour très contemporain que soit, au niveau de la forme, son traitement technique, il n'en demeure pas moins évident, au niveau du fond, que son histoire, parmi bien de très sottes naïvetés sur le plan intellectuel, ne fait jamais que reprendre, tout en les transposant en un monde supposé futuriste, les mythes les plus anciens. Rien de bien neuf donc, sinon sa seule technologie, sous le soleil de cette soi-disant icône de la modernité qu'est devenu, aujourd'hui, Star Wars, adroite, bien que puérile, combinaison de conte fantastique, science-fiction, discours religieux et élans mystiques, bien que de patents relents de paganisme s'y mêlent également, à l'instar de ce qui se passa lors de la décadence de l'empire romain, cet ancêtre, précisément, de cet hypothétique empire stellaire.

 

LE MYTHE D'OEDIPE, LE ZARATHOUSTRA DE NIETZSCHE ET LE MYTHE DE SISYPHE

Ainsi, par exemple, ce héros « maléfique », sorte de « dandy luciférien », fascinant mélange d'ombre et de lumière, qu'est le fameux « Dark Vador », où l'on voit poindre Faust tout autant que Méphistophélès, n'est-il jamais calqué, dans le rapport conflictuel qu'il entretient avec son fils, que sur le « Mythe d'Oedipe » : mythe, éminemment grec, que, partant d'une lecture psychanalytique de la célèbre pièce de Sophocle, théorisa Freud. Avec, pour corser l'affaire, le rappel, fût-il inconscient, de cette figure du « surhomme » qu'est le Zarathoustra de Nietzsche ! Il ne serait d'ailleurs pas exagéré de soutenir que cet être prophétique, solitaire et vieil ermite vivant au sommet des montagnes avant de descendre dans la plaine afin d'y dispenser son savoir aux hommes, préfigure, à l'instar de Socrate, Moïse, Jésus, Mahomet ou Bouddha, le sage Jedi de ce même Star Wars. C'est là l'ancestral fantasme, millénaire plus encore que séculaire, de l'Homme-Dieu : un utopique démiurge.

Du reste, cette constante imbrication entre le « bien » et le mal », dans le personnage de Dark Vador notamment, ne se révèle-t-elle pas être l'axe majeur de la pensée nietzschéenne, ainsi que le prouve l'intitulé, « Par-delà Bien et Mal  », du deuxième volet de la trilogie que ce même Nietzsche consacra à ce qu'il nomme, au sein de sa généalogie de la morale, la « transmutation des valeurs » ?

La musique elle-même de Star Wars, son générique, n'est pas sans évoquer, dans ses accents les plus conquérants et lyriques à la fois, celle de Richard Wagner, et de sa chevauchante « Valkyrie  » en particulier, opéra s'enracinant, lui, dans la mythologie pan-germanique, si appréciée des nazis !

Quant à la relation sexuelle, incestueuse à maints égards, liant, en ce Star Wars toujours, deux de ses autres protagonistes, Luke et Leia, lesquels sont frère et sœur de sang, elle ne s'avère jamais, elle aussi, que la reprise d'un mythe, encore plus lointain, égyptien : celui du lien unissant, au sein des divinités les plus importantes, Osiris à Isis, puisque celui-là est à la fois le frère et l'époux de celle-ci.

Autre « leit motiv  » de Star Wars  : le mythe, à travers l'addition de ses épisodes (nous en sommes déjà à sept et, nous promettent ses promoteurs, ce n'est pas fini), de « l’Éternel Retour », que l'on appelle encore le «  Mythe de Sisyphe  », non moins archaïque.

 

POESIE HOMERIQUE ET METAPHYSIQUE PLATONICIENNE : L'ESSENCE DE « LA GUERRE DES ETOILES  »

Et l'on pourrait, ainsi, multiplier les exemples, qu'ils soient empruntés à la poésie homérique - les rites de passage, dans « L'Odyssée  », d'Ulysse - ou la métaphysique platonicienne : l'opposition, fruit d'un dualisme quasi religieux et donc pré-chrétien, entre le monde sensible, matériel ou humain, et le monde intelligible, spirituel ou idéal. A cette importante différence près, cependant : ce manichéisme se voit résorbé, comme dépassé, par la transcendance des mondes intergalactiques. C'est là l'une des rares caractéristiques positives de cette «  guerre des étoiles  ».

 

PAUVRETE INTRELLECTUELLE DU MONDE CONTEMPORAIN

Mais, ceci étant dit, reste à expliquer pourquoi ce Star Wars, dont la trame narrative, toute contemporaine qu'elle s'affiche, ne fait jamais que puiser son inspiration première dans un imaginaire passéiste, fût-ce pour le transposer ensuite, à travers la technologie du présent, dans un univers futuriste, fascine tant aujourd'hui, tous âges confondus, un si vaste public, décidément avide de sensations fortes, de héros et de batailles, tout autant que d'idéal surnaturel, de rêve et de mystères.

Car, s'il est exact que bon nombre de mythes sont à la base, par leur schéma explicatif, de nos sociétés occidentales - motif pour lequel on les qualifie de « mythes fondateurs » -, il est encore bien plus vrai qu'ils s'avèrent tous privés de rationalité. Aussi ne symbolisent-ils donc, par-delà leurs richesses interprétatives et leur intérêt psychologique, tant sur le plan individuel que collectif, que des notions, sinon fantaisistes, du moins fantasmagoriques. C'est dire, paradoxalement, l'affligeante pauvreté, au niveau intellectuel, du monde actuel, dont tout sens rationnel, véritablement philosophique et non simplement mythologique, semble lui échapper. Consternant !

Car, que l’Égypte ancienne, la Grèce antique ou la Rome impériale, elles-mêmes à l'origine de notre propre civilisation, recourent à des mythes pour, en l'absence de théories scientifiques, expliquer la création du monde tout autant que le comportement des hommes, cela peut certes, remontant le cours du temps et parcourant donc à rebours l'évolution de l'intelligence, se comprendre. Mais que, après l'avènement de la Renaissance puis l'émergence des Lumières, après même les progrès de la science et l'essor de la raison, l'on en soit encore aujourd'hui, à Paris ou à New York comme à Sydney ou à Tokyo, en Europe comme en Amérique et en Occident comme en Orient, à se référer à ces mêmes mythes, à s'enticher pour des épées laser et à s'exciter devant des scénarios fumeux, jusqu'à faire exploser tout «  box office  », comme s'il n'y avait jamais eu Érasme et Galilée, Kant et Newton, Voltaire et Darwin, le scepticisme de Montaigne et le nihilisme de Schopenhauer, la logique de Port-Royal et les mathématiques de Gödel, Descartes avec son «  Discours de la Méthode » et Léonard de Vinci avec son «  Homme de Vitruve  », Diderot avec son «  Encyclopédie  » et Einstein avec sa « Théorie de la Relativité  », voilà qui laisse, pour qui entend satisfaire aux impératifs de la raison, pantois, sinon incrédule. La régression, face à pareil infantilisme, où les instincts les plus grégaires rivalisent de bêtise avec les pulsions les plus primitives, ne pourra que surprendre celui que l'on appelait jadis, par son attachement aux valeurs de l'humanisme, aux principes de l'éthique comme aux idéaux de l'universalisme, « l'honnête homme ».

 

LA TENTATION DU FASCISME

Pis : la tentation de verser ainsi, par ce que Wilhelm Reich appelait péjorativement la « psychologie de masse » (« l'hystérie collective », en termes lacaniens), dans un fascisme qui ne dit pas son nom, représente, à n'en pas douter, un sérieux danger. C'est là l'audacieuse mais juste thèse, sur le plan sociopolitique cette fois, que développe, dans la foulée de Roland Barthes en ses « Mythologies  » et de Mircea Eliade en ses « Aspects du mythe  », Umberto Eco, sémioticien de haut vol, en ces deux essais ayant pour titre, successivement, « De Superman au surhomme  » et «  La Guerre du faux » : « le propre du fascisme est son incapacité à passer de la mythologie à la raison, ainsi que sa tendance à gouverner en se servant de mythes et de fétiches. », y écrit-il. Pertinent et, surtout, glaçant ! Car c'est là, très exactement, ce que fait, fût-ce à son insu, une série cinématographique telle que Star Wars et donc, dans son sillage, ce type de film hollywoodien : l'incapacité, précisément, à passer de la mythologie à la raison. Et ce, ajouterais-je pour ma modeste part, d'autant qu'il est très connoté idéologiquement : « volonté de puissance », pour paraphraser à nouveau la critique nietzschéenne !

 

L'IDEOLOGIE TOTALITAIRE, OU LE RETOUR DU MYTHE CONTRE LE RECOURS A LA RAISON

D'où, urgente, la question : ces millions de spectateurs qui affluent quotidiennement, exaltés, surexcités et parfois hallucinés, dans ces salles obscures où se battent, sur des écrans géants, leurs héros préférés, tel l'énigmatique mais solennel Dark Vador, savent-ils qu'ils risquent de faire ainsi le jeu, pour les générations futures, d'un possible totalitarisme, via ce divertissement d'apparence innocente, à venir ?

Le mentor de George Lucas, Joseph Campbell, qui avouait voir en Joyce et son « Ulysse  » son principal « gourou », ne devait pas, à lire attentivement certaines pages de son livre intitulé «  La Puissance du mythe  », l'ignorer. Car Star Wars inaugure peut-être ainsi, par-delà ses indéniables mérites cinématographiques, une nouvelle, quoique très rétrograde, ère : le triomphal mais lamentable retour du mythe au détriment du nécessaire et salutaire recours à la raison. Au secours : cette hasardeuse modernité technologique a l'inintelligible profil d'un réel obscurantisme idéologique, voire religieux !

Cela en dit long, en effet, sur l'état de délabrement, tant spirituel qu'intellectuel, de notre monde dit « civilisé » et pourtant en mal de repères : cette guerre des étoiles n'est pas seulement la guerre des illusions, ni même, comme l'aurait réputé Eco, la guerre du faux ; elle est surtout, en vérité, le pâle mais symptomatique reflet, amplifié par une folle course au profit, de l'indigence, sinon de la carence, des idées. Pareil diagnostic, où la mesure de toutes choses semble être l'appât du gain (la seule « hybris » qui vaille en notre pseudo modernité) bien plus que l'essence de l'homme, devrait nous alerter...

Ainsi cet énorme succès de Star Wars, dont l'esthétique grandiloquente laisse également à désirer, indique-t-il aussi, plus tragiquement encore, la débâcle, par-delà ses modèles de pacotille et autres références de circonstance, d'une certaine conception de la culture. A ce propos, n'était-ce pas, de sinistre mémoire, Goebbels lui-même, ministre de la propagande du Troisième Reich, qui, réitérant une tristement célèbre réplique du dramaturge nazi Hanns Johst dans sa pièce théâtrale « Schlageter », écrite en hommage à Hitler et jouée en sa présence à Berlin, disait vouloir « sortir son revolver lorsqu'il entendait le mot 'culture' » ? A méditer, ce dramatique et funeste constat !

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

 

* Philosophe, auteur de « Umberto Eco - Le labyrinthe du monde  » (Ramsay), « Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy (La Martinière), « Critique de la déraison pure  » (François Bourin), « Lord Byron  » (Gallimard-Folio) et « Le clair-obscur de la conscience - L'union de l'âme et du corps selon Descartes (Académie Royale de Belgique). 


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