Le « nouveau modèle français », ce mort-né

par L.F.
lundi 7 janvier 2013

Dans sa tribune dans le Monde du 3 janvier, notre bien-aimé premier ministre nous a exposé les grandes lignes du « nouveau modèle français » qu'il veut mettre en place ; « nouveau modèle » qui est en fait le modèle social-démocrate, en parfait cohérence avec les idées politiques de notre cher couple exécutif.

Mais dans la mondialisation, qu'il est évidemment hors de question de remettre en cause (sous peine d'être taxé de réactionnaire nationaliste partisan du repli sur soi), la social-démocratie ne peut pas remplir ses promesses de protection sociale, et ce pour des raisons structurelles.

C'est cet aspect de non-viabilité de la social-démocratie que je vais tout d'abord m'attacher à développer, avant de revenir sur la tribune de mon prof d'allemand préféré.

La social-démocratie a adopté comme mode de résolution des conflits sociaux, qui sont en dernière analyse les conflits entre le travail (les salariés) et le capital (les actionnaires via les patrons), la réalisation du compromis par la négociation, avec un État confiné dans le rôle d'arbitre et de garant de l'application des résultats de la négociation : c'est ce processus que la social-démocratie appelle dialogue social.

Or toute négociation part d'un rapport de forces qui va déterminer les concessions à faire de la part de chacune des parties, et le rapport de forces capital/travail a été bouleversé par le phénomène bien connu de la mondialisation, tout comme la capacité de l’État à remplir son rôle.

Par mondialisation j'entends ici la libéralisation de la circulation des capitaux et des marchandises, c'est-à-dire la dérégulation financière et la fin des contrôles et des taxes aux frontières.

En effet, cette mondialisation a ( au moins ) trois grands effets sur le dialogue social social-démocrate, effets qui rendent totalement impuissante cette méthode de résolution des conflits sociaux.

 

1) La mise en concurrence des travailleurs du monde entier

Dans un cadre de libre-échange, le capital dispose d'une mobilité que n'atteindra jamais le travail : la menace de délocalisation met l'actionnaire en position de force, car il met en concurrence les travailleurs du monde entier entre eux.

Ainsi, dans un pays développé, qui plus est disposant d'une monnaie forte ( l'euro ), le détenteur de capital pourra toujours reprocher à l'ouvrier son « coût du travail » trop élevé, et donc lui donner le choix entre une dégradation de sa condition ( baisse de salaire, augmentation du temps de travail sans contrepartie financière, etc ) et la délocalisation, autrement dit son licenciement.

Ajoutez à cela le chômage de masse, qui engendre le discours du « quand on a de la chance d'avoir un boulot par les temps qui courent, il faut savoir accepter des sacrifices pour le garder » et qui augmente encore davantage la crainte du licenciement, car l'employé sait qu'un nouvel emploi serait bien difficile à trouver.

On comprend donc bien que celui qui apporte le travail est clairement dominé par celui qui apporte le capital : car, si ils besoin l'un de l'autre, il est beaucoup plus aisé pour le capital de remplacer le travailleur par un autre ( notamment par la délocalisation ) que pour le salarié de trouver un autre propriétaire de capital prêt à l'employer ( compte tenu de la difficulté à retrouver un emploi dans un contexte de chômage de masse).
 

2) La concentration du capital.

La concentration du capital dans les mains de quelques grands groupes est une dynamique propre au capitalisme libéral (capitalisme libéral dont la mondialisation est en fait « l'approfondissement ») mise en évidence par Marx (1), Schumpeter (2) et bien d'autres.

Sa conséquence est que, si autrefois une grève pouvait coûter autant, voire plus au patron qu'aux salariés de par les pertes liées à l'arrêt de l'activité, ce n'est souvent plus le cas désormais : quelle influence peut avoir sur les comptes d'un fond de pension ou d'une grande entreprise du CAC40 la grève d'un des ses innombrables sites, comparée à la privation de revenus qu'elle représente sur les salariés ?

On a donc ici un autre facteur de modification du rapport de forces capital/travail en faveur du capital.

 

3) L'impuissance de l’État en tant qu'arbitre de ces négociations

De la même manière que face à l'ouvrier, la menace de la délocalisation est forte face à l’État du fait de la concentration qui a engendré de gigantesques entreprises employant des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes. On a en effet bien vu avec l'affaire Mittal où les 20 000 employés du groupe en France étaient invoqués pour critiquer l'idée d'une nationalisation : pas besoin de beaucoup lire entre les lignes pour comprendre que ces 20 000 emplois sont comme autant d' « otages » pour s'assurer de la docilité du pouvoir politique, qui ne remplit alors plus son rôle d'arbitre et de garant du respect des engagements : pour preuve les innombrables promesses non tenues de ce cher Mittal, et ce sans aucune conséquence...

Ainsi donc, non content de dominer le travail, le capital domine également l’État, ce qui lui offre de joyeuses perspectives : non-respect des engagements avec les syndicats, mais aussi pressions sur le pouvoir pour en influencer la politique ( cf affaire des pigeons, du « pacte de compétitivité », etc ) ; pressions d'ailleurs épaulées par un lobbying très actif, à Bruxelles par exemple (3).

Dans de telles conditions, la social-démocratie se trouve dans l'incapacité de régler les conflits sociaux autrement qu'en laissant le capital asservir le travail.

Pour pouvoir atteindre un autre résultat, elle devrait rétablir des frontières douanières empêchant les innombrables dumping ( social, fiscal, environnemental... ), réglementer les mouvements de capitaux, et bien d'autre choses encore : mais à quoi bon détailler, car elle ne le fera pas.

En effet, le libéralisme économique fait désormais partie de son projet de société et elle n'entend pas le remettre en cause, seulement l'aménager : d'ailleurs on emploie aujourd'hui de plus en plus le mot « social-libéralisme » pour qualifier la social-démocratie qui est maintenant pleinement convertie aux vertus du marché. Ainsi notre cher premier ministre souhaite « renouveler en profondeur le modèle français pour l'adapter au temps présent ». Tout est dit : la mondialisation est inévitable ( car c'est le « temps présent », comme si elle ne résultait pas de décisions politiques... ), c'est donc à nous de nous adapter.

Et quelle est la « méthode » qu'a choisi notre bon gouvernement pour réaliser cette adaptation ? « Le dialogue et la coopération entre l’État, la société civile – partenaires sociaux, associations et citoyens – et les collectivités territoriales » : autrement dit la méthode social-démocrate...

 

Je pense avoir montré la contradiction entre ce dialogue social et la mondialisation, et donc par suite celle que contient la politique que mène Jean-Marc Ayrault : il prétend pouvoir procéder par la négociation syndicats/entreprises qui, dans le cadre du libéralisme économique qu'il est hors de question de remettre en question, ne peut déboucher que sur une domination du capital et donc sur un démantèlement progressif du système social français ; or notre premier ministre promet au contraire de rendre ce dernier « plus solidaire ».

Ce qui m'amène à prononcer le décès pré-natal du « nouveau modèle français » : en visant un système social plus solidaire, via le dialogue social et dans un cadre de libre-échange, il a échoué avant même d'essayer...
 

(1) Karl Marx, Le capital, 1867

(2) Joseph Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, 1942

(3) Raoul-Marc Jennar, L’Europe, la trahison des élites, 2004


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