Le Pen occupe le temps de cerveau disponible

par LM
mardi 31 octobre 2006

Des policiers qui tombent, des bus qui flambent, les journalistes qui s’emportent : le terrain est propice, nous dit-on, à la pousse de quelque champignon extrémiste. Comme d’habitude.

Jean Marie Le Pen, combien de divisions ? Ce personnage, sorte d’épouvantail, de père fouettard, de croquemitaine de la vie politique française depuis trente ans, a été façonné presque de toute pièce par les médias, plus que par les événements. Mitterrand avait compris très tôt l’intérêt de cultiver en serre cette sévère mycosité qui pourrait à l’occasion démanger ses adversaires de droite. Un Front national un peu fort dans le pourcentage sèmerait la discorde, la division chez les démocrates plus ou moins gaullistes. L’idée était bonne, et parfaitement en accord avec la démagogie régnante en 1981, début de l’ère des associations populaires, pour ne pas dire populistes, qui n’arboraient pas toutes une main jaune sur le revers de la veste mais qui transpiraient sévèrement les bonnes intentions et les professions de foi. Le « peuple de gauche » avait accompagné son mentor, la rose au poing, dans une ascension vers le panthéon qui sonnait déjà fort la fin de leurs bonnes espérances mais peu importe, leur aveuglement n’avait d’égal que leur sentiment d’invincibilité. Le « grand soir » était là, ou tout près. Mitterrand lui, n’avait d’autre souci que d’asseoir son règne, loin des convenances et des promesses à tenir. Sous lui, le FN allait prendre son envol, enfler, grossir jusqu’à devenir une protubérance visible et incontournable du PPF, le paysage politique français. Un FN à 10% c’était l’idéal pour la gauche, qui pouvait ainsi s’affranchir de tout programme et revendiquer le monopole de la lutte contre ce monstre extrême-là. « Si vous êtes contre nous, alors c’est que vous êtes pour le FN », voilà en substance ce qu’on pouvait entendre, déjà, dans les meetings. L’ultra gauche moribonde, ou tenue au silence, le PS aux ordres de Sa Sainteté de Solutré, rien ne pouvait empêcher cette tactique du pire de fonctionner. Mitterrand était satisfait, et Le Pen lui-même ne se plaignait évidemment pas d’être ainsi choyé.

Et puis, les choses se tassèrent, le pays apprit à vivre avec son parti fasciste, sans vague, ou très peu, quand certaines mairies tombèrent aux mains des « chemises brunes », à Orange ou ailleurs. Mais dans l’ensemble, et la droite et la gauche s’étaient accoutumées à la flamme des amis de Jean-Marie, aux jeux de mots indélicats des uns ou aux coups de poing des autres. Le FN faisait partie du paysage.

Vint le premier tour des élections présidentielles en 2002. Ce jour-là, la bande à Le Pen ne réalisa pas un score plus important que lors de ces quinze dernières années : 14,38% en 1988, 15% en 1995, et donc ces fameux 16,86% en 2002. Pas ce qu’on appelle une progression fulgurante. Mais là où en 1995 ses 15% ne lui permirent que d’accrocher la quatrième place du premier tour, donc d’être éliminé, son point et demi de plus sept ans plus tard lui assura la deuxième place, la finale des finales, contre Chirac. C’est alors que le défilé des bonnes âmes commença.

Entre le premier et le deuxième tour de ces présidentielles, on assista à une pantalonnade rare dans notre pays, un défilé grotesque, orchestré et grossièrement maquillé, qui tenta de persuader le bon peuple que l’horreur était à nos portes, que la fin du monde s’annonçait, qu’on se trouvait soudain au bord du précipice, dans une situation analogue à celle des Français, peu nombreux pourtant, qui durent en 1940 choisir de prendre les armes pour résister. Nous étions au bord de la guerre, au bout d’un chemin qui menaçait notre démocratie, la paix, nos idéaux, les droits de l’homme, j’en passe et des pires.

Les jours qui séparèrent ces deux mises aux urnes figurent parmi à la fois les plus ridicules, les plus pathétiques et les plus risibles de ce début de XXIe siècle. Dans le monde entier. Ou comment un pays, développé, riche et doté de ressources intellectuelles normales, s’inventa une peur immense alors que rien ne le menaçait. Jean-Marie Le Pen avait autant de chances de battre Chirac au second tour que Nancy de gagner la Ligue des champions dans cinq ans, ou Bayrou de vendre des bus au colza dans trois mois. C’était irréaliste, grotesque, insensé. A tel point qu’on pouvait se demander si tout cela existait vraiment, si nous étions vraiment en train d’assister à cette hystérie-là. Des non partout, comme dans une fin de dictature, des visages graves, des éditos de curés, des débats d’outre-tombe, des larmes forcées, des angoisses feintes. Une mascarade. Le Pen lui-même, sans doute, n’en espérait pas tant. N’espérait d’ailleurs même pas, dans ses rêves les plus fous, figurer au second tour. Mais Jospin passa par là, fier, droit, trotskyste et retors, avec son obstination à ne défendre que son « bilan » sans rien avancer comme proposition concrète, sans aller « flatter le cul des vaches », comme dirait Jacques.

En se ramassant comme jamais, la gauche Jospin offrit à Le Pen une victoire inattendue, et en même temps une sorte de légitimité. Jusque-là, le leader borgne ne déambulait que dans un costume de croquemitaine qui, avant chaque scrutin, laissait planer un doute sur ses cinq cents parrainages, puis gueulait contre les sondages truqués, les médias « à la botte du pouvoir » et qui finissait par ne pas donner de consigne de vote au second tour. Un aléa, tout au plus. Jospin lui offrit la vie. Une existence. Désormais, Le Pen, c’est l’homme du 21 avril, celui qui a fait « peur » aux Français. Ceux d’ailleurs qui oseraient écrire qu’ils n’ont pas eu « peur » sont traités de fascistes. Ceux qui ne sont pas allés voter sont traités de fascistes. Ceux qui ne sont pas allés manifester sont traités de fascistes. Il faut dire qu’aujourd’hui, on traite n’importe qui de fasciste. Le mot est galvaudé. On l’accroche aussi facilement qu’une légion d’honneur, au veston de n’importe qui, crapule ou chanteur, dictateur ou médecin, footballeur ou cuisinier.

Jean-Marie Le Pen fera ses 17% au premier tour de la présidentielle l’an prochain. Et si ceux de gauche et ceux de droite font leur boulot, il ne passera pas le premier tour. Sinon, il sera laminé au second, comme en 2002. Il n’y a rien d’autre à attendre du FN. Il n’y a rien d’autre à craindre de Le Pen, qui n’a jamais représenté un quelconque « péril » pour la République. Mais de le vendre ainsi a toujours arrangé les politiques de gauche, comme de droite, en manque d’idées, en manque de solutions, qui tous se déterminent, à un moment donné, par rapport à cet extrême-là, cette extrême droite si « forte », prétend-on, alors que c’est un parti qui depuis vingt ans ne progresse pas, ou de façon marginale.

A chaque présidentielle on nous refait le coup des « sondages des RG », de « l’insécurité terreau des idées du FN », des « abstentionnistes qui donnent leur voix (sic) à Le Pen ». Dimanche encore le JDD nous parlait d’un leader frontiste « sûr de sa force ».

Du vent. Le Pen (comme Bayrou, Besancenot, Voynet,Villiers...) est un candidat négligeable, qui ne défend que peu d’idées, qui n’a jamais été en mesure de devenir président de la République, mais que les médias ont contribué (et contribuent encore) à transformer en grand méchant loup de Saint-Cloud. Ce n’est qu’un vieux routier usé jusqu’à la glotte, qui aura connu son petit moment de gloire, entre deux tours, ce Potemkine bobo qui n’a leurré que les imbéciles.

Ca restera la grande force, le seul talent de ce leader minimo : avoir compris à quel point les ménagères de moins de cinquante ans étaient prêtes à gober tout ce que les médias et la télévision en particulier leur servaient comme délires. Et à quel point la France était une ménagère de moins de cinquante ans.


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