Le piège de la mesure du travail effectué et de sa rémunération en argent
par Michel J. Cuny
mercredi 23 septembre 2015
S'il est lui-même fils d'ouvrier, l'ouvrier n'aura rien reçu, au-delà d'une stricte préparation à sa condition de travailleur, des fruits du travail salarié de son père, pour autant toutefois que le montant du salaire paraît devoir - selon Turgot et quelques autres - ne rien permettre que la subsistance et le maintien intergénérationnel de la classe ouvrière.
L'héritier, lui, se voit doté, du jour au lendemain, des fruits - ou de la part qui lui en revient comme, éventuellement, à ses frères et sœurs - du non-travail de son père entrepreneur, non-travail puisque celui-ci a été rémunéré en moyenne, selon Adam Smith, au prorata du capital qu'il mettait en œuvre...
Ainsi le rapport de classe entre travail et capital s'établit-il immédiatement comme suit : le jeune ouvrier ne va pouvoir offrir que son travail à quelqu'un qui dispose - dans un monde où, selon Adam Smith, tout ne s'obtient que par du travail - d'un instrument d'échange très particulier avec lequel il peut acheter l'usage de la force de travail : la monnaie, c'est-à-dire autre chose que... du travail. Comment cette apparente incongruité s'explique-t-elle ?
Laissons Adam Smith nous le dire :
« Mais quoique le travail soit la mesure réelle de la valeur échangeable de toutes les marchandises, ce n'est pas ce par quoi l'on estime communément leur valeur. »
Peut-être même le travail est-il, en tant que mesure, contraint de faire tête basse devant ce qui sert "communément" à lui clouer le bec sur la question fondamentale pour la vie quotidienne en société capitaliste : celle de l'évaluation de la valeur des marchandises, c'est-à-dire de la présence en chacune d'elles d'une quantité déterminée de travail...
Après avoir affirmé que "le travail est la mesure réelle de la valeur échangeable de toutes les marchandises", Adam Smith ne pouvait qu'en faire comme nous la constatation :
« [...] on estime plus fréquemment la valeur échangeable de chaque marchandise par la quantité de monnaie que par la quantité de travail ou de toute autre marchandise que l'on peut avoir en l'échangeant. »
Autant, toutefois, le souligner dès à présent : diaboliser l'argent, en le dénommant "fric", n'a rien à voir, ni de près ni de loin, avec une véritable analyse du processus d'exploitation en mode capitaliste de production. Si l'argent intervient dans la sphère de l'échange, le travail, lui, est exploité dans la sphère de la production... C'est tout autre chose, et il aura fallu l'exceptionnelle acuité visuelle de Karl Marx pour séparer la marionnette des ficelles qui la manipulent...
Ce qu'on ne saurait, évidemment, lui pardonner.
Mais Adam Smith avait lui-même rattaché la question de la mesure de la valeur à la sphère de la production, et plus particulièrement au ressenti de l'être humain travaillant. Répétons-le avec lui :
« On peut dire que des quantités égales de travail, en tout temps et en tout lieu, sont de valeur égale pour le travailleur. »
Ainsi, quelle que soit la rémunération du travail, quel que soit le salaire de l'ouvrier, quel que soit le prix d'achat de sa force de travail, et quelle que soit, en conséquence, la quantité des denrées qu'il pourra acquérir en retour, pour Adam Smith :
« En fait, ce prix peut quelquefois acquérir une plus grande quantité et quelquefois une plus petite ; mais c'est leur valeur qui varie, non celle du travail qui les acquiert. »
Et Adam Smith persiste et signe :
« Par conséquent, le travail, ne variant jamais dans sa propre valeur, est l'unique étalon fondamental et réel avec lequel on peut en tout temps et en tout lieu estimer et comparer la valeur de toutes les marchandises. C'est leur prix réel ; la monnaie n'est que leur prix nominal. »
Le prix réel renvoie donc à la "subjectivité" des travailleurs (à leur conscience de classe ?) ; le prix nominal renvoyant, lui, à "l'objectivité" de la loi de l'offre et de la demande... Mais, puisque nous sommes en mode capitaliste de production, qui des deux l'emportera ?...