Le « Progrès » contre la planète ?

par lephénix
jeudi 23 février 2023

Le terme de « décroissance » a longtemps eu force d’évidence naturelle et partagée, avant d’être balayé par un imaginaire de la puissance, du productivisme et de l’accumulation. Sommé de « s’adapter » sans fin au déferlement de gadgets destructeurs de l’environnement comme de son humanité, l’individu « postmoderne » peut-il échapper à cet « impératif technologique » qui le plombe par une véritable écologie de la demande soucieuse de ses vrais besoins ?

 

Le « progrès » roule des mécaniques et fait rage... depuis toujours - ou presque ! Immanquablement, les grandes « innovations » ont toujours suscité la méfiance voire l’hostilité des « vrais gens » qui ne demandaient qu’à mener leur « vraie vie » en toute simplicité et sobriété, avec le moins de complications et d'agitation possible...

Ainsi, la machine à vapeur suscitait de grandes interrogations sur la surconsommation d’énergie – et la « raréfaction inexorable » de la dite énergie et des ressources nécessaires à cet effet.

En 1811-1812, les ouvriers anglais se donnent un leader supposé, Ned Ludd, et brisent les machines imposées par les « élites modernisatrices » au nom du « progrès », les accusant de les déposséder de leur compétence et de leur emploi.

Dès 1865, l’économiste William Stanley Jevons (1835-1882) s’inquiétait d’un possible épuisement du charbon, la ressource phare qui nourrissait le dynamisme industriel britannique.

La « fée électricité » qui irrigue l’ensemble des pays industrialisés suscitait la méfiance des réfractaires au « confort moderne » qui craignaient de dépendre de grands systèmes techniques peu fiables.

Dès 1892 dans La Vie électrique, le caricaturiste Albert Robida (1848-1926) décrit un avenir de catastrophe. Alors que se précisent les menaces de black-out, la panne ne serait-elle pas, interroge François Jarrigue, la « forme normale de fonctionnement des systèmes techniciens contemporains, extrêmement vulnérables du fait de leur dépendance à l’électricité, mais aussi de l’approvisionnement massif en énergie fossile, de la circulation des marchandises et des informations via le réseau internet  » ?

Aux temps « héroïques » des pionniers de l’automobilisme, nos ancêtres honnissaient ces « écraseurs » d’animaux et d’enfants. En 1908, le juriste Ambroise Collin (1863-1929) fonde la « Société protectrice contre les excès de l’automobilisme ». L’automobile était-elle vraiment utile aux populations amenées à la motorisation de masse par un marketing insistant qui en fit un mode de vie planétaire hégémonique – désormais insoutenable ?

 

L’autoritarisme technologique

L’urbaniste Lewis Mumford (1895-1990) voyait l’autoritarisme technologique pointer sous les apparences de la démocratisation et du libéralisme politique : « L’humanité de l’homme est maintenant menacée par la possibilité d’une rechute dans une barbarie plus radicale qu’il n’en a jamais existé dans les temps historiques » (Les Transformations de l’homme, 1956).

Il se trouve encore des réfractaires à l’injonction à se connecter à la « Toile » pour toutes démarches à faire désormais « en ligne ». Comment se fait-il qu'il n'y en aie pas davantage alors que les impasses de l’informatisation du monde commencent à être connues et bien documentées ?

Mais voilà : « on n’arrête pas le progrès »... même s’il mène à l’abîme, via le solutionnisme technologique à tombeau ouvert, « l’écologisme » high tech et le « techno-fétichisme aveugle » de ceux qui prétendent « gouverner les choses par la technique plutôt que de gouverner les hommes par la politique »...

L’historien François Jarrigue (Université de Bourgogne) rappelle que « l’extraction et l’accumulation matérielle, associées au consumérisme productiviste, atteignent leurs limites  ». La mise à mort industrielle de la Grande Guerre n’a pas suffi à entamer la « naïve confiance progressiste et scientiste héritée du XIXe siècle ». Car enfin, « les guerres ont largement façonné les sociétés de consommation de masse ; elles ont aussi impulsé l’avènement des véhicules motorisés, de l’aviation, des pesticides, de l’aluminium, du nucléaire, de l’informatique, et d’une infinité d’autres produits et filières qui modèlent notre quotidien.  »

Mais le « terme de décroissance resurgit », dans le sillage des recherches de Jacques Grinevald et Georgescu Roegen (1906-1994). Aussi, « transmettre et enseigner l’histoire est plus difficile et nécessaire que jamais alors que le pédagogisme ambiant entend réduire la part des savoirs dans la formation, au profit des « compétences » et du numérique  ».

De même, il est devenu «  impératif de soumettre la technologie, et plus largement toutes les infrastructures matérielles, à un contrôle social strict, d’interroger le culte débridé du confort comme horizon de vie, de reconquérir la maîtrise des outils par lesquels nous intervenons et façonnons le monde ». La question technologique est au centre de l’interrogation démocratique, et le problème du contrôle de la technique dans ses usages sociaux demeure posé. Bien évidemment, « il ne s’agit pas simplement de remplacer des techniques destructrices par de bonnes techniques écologiques, ce qui serait céder au mythe de la substitution qui modèle encore l’esprit des ingénieurs et des politiques  ». Il s’agit bien de « retrouver la richesse du passé pour mieux comprendre l’enfermement du présent, de se rappeler comment il était possible de vivre sans les centaines d’esclaves énergétiques qui nous entourent, sans passer par les carburants fossiles bon marché ou les smartphones, devenus en quelques années une prothèse de l’homme connecté  ».

En vérité, la conscience des problèmes environnementaux n’a « jamais cessé d’accompagner l’histoire de la société industrielle ». Mais voilà qu’ « au nom de l’écologie et du partage s’édifient peu à peu le monde invivable de la surveillance algorithmique  ». Une Chine, malade de « l’écologie dictatoriale » et thanatocrate, serait-elle le « modèle » à suivre ?

Le QR code en vogue n’est que la « dernière manifestation d’un vieux projet visant à accroître l’identification au temps des modernisations industrielles du Xxe siècle  ». Arrivé en France au Carrefour d’Ivry en 1982, le code-barres est désigné dans un rapport du conseil économiques français comme un « dispositif désormais essentiel de la chaîne des opérations de commercialisation  » (1991).

Bien entendu, constate François Jarrigue, « après les objets inanimés, les codes-barres et QR codes n’ont pas tardé à équiper les êtres vivants, notamment le bétail » : «  il ne s’agit plus seulement d’optimiser les flux de marchandises, mais de plus en plus de contrôler les êtres vivants »...

Comment en est-on arrivé là ? « Pour faire accepter le dispositif de de traçage numérique au plus grand nombre, il a d’abord fallu le justifier au nom de la santé ou de la culture, deux secteurs dominants pour légitimer des nouveautés technologiques  ». C’est bien ainsi que s’installe « par petites touches le monde dystopique du contrôle et de la surveillance totale des humains »...

 

Des mots qui comptent...

Mots d’ordre et oxymores envahissent la communication gouvernementale et médiatique, recyclés en « instruments de la grande adaptation », selon une « politique de l’oxymore » impulsée par des « cabinets-conseil » en quête perpétuelle d’opportunités d’ « investissement » dans les utopies et chimères technologiques : « transition », « sobriété énergétique » après « croissance verte » ou « développement durable » : « Loin de la sobriété annoncée, les sociétés contemporaines extraient et utilisent toujours plus d’énergie et de matières  ».

Le « Graal de l’énergie infinie et propre » ne nous détourne-t-il pas de trajectoires plus réalistes ? Ainsi, le déploiement des énergies dites « renouvelables » révèle un coût écologique plus que conséquent et d'ores et déjà insoutenable, à en juger la multiplication des luttes contre les grands projets éoliens : « Le déploiement des énergies renouvelables n’aura un sens que s’il s’accompagne d’une redéfinition profonde des modes de vie et système capitaliste dominant. Ainsi, mieux vaudrait sans doute passer à la civilisation du vélo que de déployer la voiture électrique ou d’inventer une supposée « voiture propre » qui restera toujours un oxymore compte tenu du coût écologique et cycle de vie de ces lourds véhicules. Il existe une lutte entre l’écologie qui reconduit l’espérance dans l’innovation et prétend trouver des alternatives au pétrole et au charbon en lançant de vastes programmes d’énergies renouvelables, voire en soutenant le « nucléaire propre », et l’écologie de la demande qui interroge les besoins et les modes de vie et suggère d’examiner ce dont nous pouvons nous passer, à l’image de la vitesse, des climatiseurs, des voyages transcontinentaux, etc.  »

Aux antipodes de solutions réalistes qui tombent sous le sens, les ingénieurs et commerciaux d’EDF forcent le déploiement des compteurs Linky, en prétextant une « gestion en temps réel de tous les flux » - une utopie gestionnaire selon les diktats de la production cybernétique embusquée dans les discours officiels : « Les maisons vont s’autogérer » affirme le directeur du programme chez ERDF. Mais souhaite-t-on vraiment que nos maisons s’autogèrent ? (...) Cette autogestion technocratique par le numérique n’est-elle pas l’antithèse de l’idéal d’autogestion et d’autonomie qui animait historiquement le mouvement ouvrier ? N’est-elle pas une expropriation ? Les humains sont-ils à ce point devenus obsolètes qu’on préfère automatiser tous les aspects de leur existence ? » Ainsi, l’historien Jérôme Baschet propose de parler de « basculements » au lieu de « transition », « terme qui a le mérite de suggérer que le monde que nous devons construire ne sera pas dans la simple continuité de celui qu’il faut renverser  »...

L’électrification du quotidien fondait jusqu’alors nos modes de vie jusqu’à aggraver notre « crise écologique » : « Présentée comme mystérieuse, propre, souple, « l’énergie électrique » est d’abord une mystification du langage ; cette « énergie électrique » n’existe pas car l’électricité désigne en réalité le déplacement des particules à l’intérieur d’un « conducteur » (métaux, corps, eaux...). Il ne s’agit jamais d’une énergie primaire, uniquement d’un moyen de transporter plus facilement de la force d’un point à un autre. Derrière l’électricité, énergie apparemment propre et invisible, sans fumée et sans déchets, il y a de gigantesques infrastructures, il y a des centrales thermiques fonctionnant au combustible, au pétrole, au charbon ou à l’uranium, il y a de vastes mines – notamment de cuivre – disséminées dans le monde et à l’origine de nombreux ravages sociaux et environnementaux. »

Le livre de François Jarrigue est un recueil d’une soixantaine de ses chroniques trimestrielles parues dans le journal La Décroissance sur une décennie. Elles s’appuient sur la mémoire de ces résistances au développement illimité de la technoscience et à l’artificialisation comme à la prédation exacerbée du monde pour rappeler, en une polyphonie du refus du pire, que des bifurcations vitales sont possibles.

Rien n’est joué, il n’y a pas de déterminisme absolu ni de fatalité du "Progrès" que rien n'arrête...Et si, en phase d’effondrement de la thermo-industrialisation du monde, l’humain trouvait refuge dans une nouvelle étendue imaginaire, là où serait sa demeure authentique et les outils qu’il s’est forgés de tout temps en toute simplicité pour conjurer le pire ?

François Jarrigue, On arrête (parfois) le progrès – histoire et décroissance, éditions l’échappée, collection « le pas de côté », 368 pages, 22 euros


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