Le règne des ignares

par Michel Koutouzis
mercredi 15 février 2012

Il faut qu’un jour quelqu’un prenne la peine d’expliquer à Mme Merkel quels mécanismes économiques ont facilité l’ascension du nazisme au pouvoir. Il faut sans doute prendre la peine d’expliquer à Nicolas Sarkozy que l’exercice du pouvoir est impossible sans une vision, elle-même bien ancrée dans l’Histoire et se voulant sa continuation. La vie des hommes comme celle des nations connaît certes des ruptures, mais elle ne peut pas être que cela. Il faut peut-être prendre la peine d’expliquer qu’une nation - tout comme ses citoyens -, n’est pas l’objet en encore moins l’enjeu de multiples campagnes publicitaires ; que certes, si les moyens de communication et d’amusement (qui désormais se confondent) lancent une idée, une phrase, un mot par jour, essaient de fixer l’attention sur un problème choisi arbitrairement, il faudrait, justement à cause de cela, savoir gérer le temps, non pas pour trouver le moment idéal pour lancer sa candidature, mais pour hiérarchiser, effacer les contradictions inhérentes à toute gestion, anticiper, articuler son action sur le long terme pour le transformer en destin. 

Sans vouloir tomber dans le piège de la nostalgie, sans vouloir non plus occulter le fait qu’un homme politique est un comédien (mais pas que cela), sans vouloir sacrifier à l’angélisme en croyant à tout ce qui est dit (ou tu), force est de constater que, comme le faisait remarquer Helmut Schmidt « l’Europe manque de dirigeants. Il lui manque des personnalités, à la tête des Etats nationaux ou dans les institutions européennes… » Ce constat est dramatique, surtout qu’il se concluait par une critique sans appel : « l'actuel gouvernement allemand est composé de gens qui apprennent leur métier sur le tas… Loin de moi l'idée de critiquer M. Schäuble ou Mme Merkel, mais nous avons besoin d'avoir aux postes de responsabilités des gens qui comprennent le monde économique d'aujourd'hui ». En fait, comprendre le monde tout court paraît plus judicieux. Certes, le monde économique est une réalité qui détermine l’ensemble des facteurs du concept oxymore de crise permanente - devenu notre quotidien -. Mais ce monde s’est bâti par une mauvaise gouvernance, qui, enchaînée sur des réalités complexes a toujours cherché des réponses simples et surtout immédiates. Même lorsque celles-ci étaient, de plus en plus, un déni de réalité. Pour gérer la réalité il faut être tout sauf un bon gestionnaire, et encore moins un gestionnaire du marché. Ce dernier ne gère que sa propre logique, une logique diamétralement opposée à celui de la Cité. Quiconque « gère la réalité » en fonction de la vision financière du monde occulte ce que le président américain Jefferson disait il y a deux siècles : « … les institutions financières sont plus dangereuses pour les libertés que des armées prêtes au combat. Si le peuple américain permet un jour que les banques privées contrôlent leur monnaie, les banques et toutes les institutions qui gravitent autour priveront les gens de toute possession, jusqu’au jour où leurs enfants se réveilleront sans maison, sans toit, sur cette terre que leurs parents ont conquis ». Cette connaissance ne s’appelle pas Economie mais Histoire. Il faut s’en emparer lorsqu’on veut diriger les destinées d’un pays, en faire son bleu de travail, en sachant que nécessaire elle n’est pourtant pas suffisante. Il faut aussi de la sagesse, que l’on enseigne toujours sous le nom de philosophie. Si on s’imprègne d’Anaximandre ou de Hegel, ont s’abstient de proférer des âneries du genre « ce que dit mon ministre de l’intérieur c’est du bon sens ». Car on a, quelque part dans sa tête, la phrase de Platon : « … Tu viens d’exposer une doctrine embarrassante, n’eut-elle qu’un partisan. Mais combien plus embarrassante est-elle, celle soutenue par une foule de partisans ». Il y a donc plus de deux mille cinq cent années que le lieu commun, le ça va de soi, le bon sens, sont considérés comme des dangers pour l’intelligence, l’entendement et l’épanouissement de la Cité. Mieux vaut pour savoir gouverner prendre le temps de lire Anna Karenina ou le Journal d’un fou que de courir dans des usines condamnées à la délocalisation et des champs agricoles voués aux cultures transgéniques ou la friche. On y apprend le fonctionnement des dérives obsessionnelles tournant le dos à la réalité de l’environnement que ce dernier se nomme mondialisation ou brevets. 

Gogol, l’auteur du Manteau est l’inventeur du roman social russe, mais aussi un nombre dont la représentation décimale qui s’écrit par 10 puissance 100, choisi comme symbole pour la compagnie Google, qui voulait de la sorte se référer aux deux, mais surtout à la volonté de créer un moteur de recherche universel à très grande puissance (il faut 333 bits rien que pour représenter ce nombre). Il faut en effet un moteur de recherche puissant, et une volonté sans faille pour trouver que 870 compagnies (leurs intérêts croisés et leurs filiales) contrôlent 80% du secteur financier mondial. Et que le monde c’est surtout cela, infiniment bien plus que les « fraudeurs » à la sécurité sociale ou les « délinquants étrangers ». 

Certains disent que les hommes politiques sont des hypocrites, qu’au fond ils savent et jouent la comédie. C’est la version optimiste. Car il devient de plus en plus évident « qu’il ne savent même pas de ne rien savoir ». Mais malheureusement ce n’est pas eux-mêmes qui pensent ne rien savoir, ce qui serait un signe de sagesse, mais plutôt leurs victimes qui subissent cette ignorance obsessionnelle. 

Cornelius Castoriadis avait axé ses dernières recherches sur l’insignifiance du monde moderne, son champ de vision se rétrécissant au fur et à mesure qu’il se détermine par les symboles de l’éphémère et la perte de la mémoire historique. Nos dirigeants, hélas sont le symbole vivant de cette insignifiance, de la victoire de l’éphémère et de l’ignorance reine. 

Helmut Schmidt était plutôt clément : les nouveaux clercs de la mondialisation, aussi insensibles à la réalité et aux douleurs de la chair que les moines de l’inquisition, brûlent les peuples au nom de leurs certitudes obsessionnelles, imbus d’une arrogance démesurée. Ils appellent cela responsabilité, gestion, sérieux. Ce n’est qu’ignorance, hubris et scandale. 


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