Le rejet par la CEDH du recours de M. Lindon et de POL son éditeur : l’auteur démasqué sous « le narrateur »

par Paul Villach
mercredi 24 octobre 2007

Ce qui était prévisible est arrivé. Et les artisans de ce gâchis peuvent se mordre les doigts. Avoir offert sur un plateau au leader de l’extrême droite française la preuve judiciaire d’une diffamation à son encontre par la bouche même de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), cela relève d’une ironie qu’on peut ne goûter que modérément.

Condamnés par les juridictions françaises, Mathieu Lindon et Paul Otchakovsky-Laurens, auteur et éditeur d’un livre prétendant faire « le procès » de l’homme politique, viennent de voir leur recours rejeté par la CEDH, hier 22 octobre 2007. Il leur est reproché «  (d’avoir outrepassé) les limites admises, même si la critique à l’égard d’un homme politique peut être plus large que pour un particulier  », surtout quand par ses prises de position délictuelles «  il s’est exposé (lui-même) à une critique sévère  ».
Le droit d’informer, rappelle la Cour, «  doit reposer sur des faits exacts, (incombant) de vérifier des déclarations factuelles diffamatoires  ». Les œuvres de fiction n’échappent pas à cette obligation : la décision de la justice française, souligne la Cour, «  trouve sa base légale dans des textes clairs », la loi de 1881 sur la liberté de la presse dont l’article 29 «  couvre la fiction lorsqu’il s’agit de l’atteinte à l’honneur d’une personne clairement désignée  », ce qui était malheureusement le cas, quelque sentiment qu’elle inspire.

Le microcosme de la critique aveuglé

Comment une telle évidence a pu échapper à des esprits déliés ? C’est toute la question. Dans un article précédent sur la condamnation d’un auteur et de son éditeur au sujet d’ une affaire comparable (Besson/Grasset contre Villemin), on a rappelé que le microcosme du « Tout-Paris littéraire » s’était ému dès la première condamnation de M. Lindon et de l’éditeur POL par le tribunal correctionnel de Paris, le 11 octobre 1999. Mme Savigneau, la rédactrice-en-chef de la rubrique “Culture” du journal Le Monde, dans un article Le Roman en procès (Le Monde, 22/10/1999), s’était insurgée contre cette décision avec deux arguments proprement oniriques, bien qu’ils structurent pour partie, aujourd’hui, l’enseignement du français, du secondaire à l’université.

Une fiction prétendument libre de s’affranchir de la réalité


1- Dans un premier temps, Mme Savigneau mettait en avant la liberté de la fiction pour revendiquer le droit absolu du romancier d’énoncer sa propre “réalité”, sans avoir à en rendre compte à quiconque : cette prérogative du créateur, selon elle, s’étendait jusque et y compris au domaine de l’Histoire qu’il peut modeler à sa guise. Prenant pour exemple M. Yourcenar, auteur du roman Mémoires d’Hadrien, elle se réjouissait d’avance de l’absurdité qu’il y aurait à exiger de l’auteur une authentification des propos qu’elle prêtait à son empereur.

Le problème est qu’un homme politique contemporain n’est pas une personnalité historique disparue depuis dix-huit siècles ! Les conflits, que celle-ci a pu susciter, sont éteints depuis longtemps. Sa stature historique bien assise, sauf témoignage inédit majeur, n’a rien à craindre des fantaisies d’un romancier. Il n’en va pas de même avec ses contemporains, quelle que soit la spécificité de leur notoriété. On ne peut leur prêter, sous prétexte de fiction, des actes délictueux dont on ne peut pas apporter la preuve : la charge de la preuve, que l’on sache, en démocratie, appartient à l’accusateur. Et une accusation nominative fictive, car portée dans une fiction, se nomme une diffamation quand elle est portée à la connaissance d’un grand nombre de personnes. Pourquoi donner à son ennemi des armes pour se faire battre ?

Une fiction strictement fidèle à la réalité

2- Dans un second temps, sans craindre la contradiction, Mme Savigneau tirait argument du fait que le roman incriminé aurait été, cette fois, une fiction fidèle à la réalité. Et elle ne comprenait pas qu’on pût reprocher à M. Lindon d’avoir prêté à son personnage des comportements racistes ou injurieux pour lesquels « il (avait) été parfois condamné  ». Le caractère vraisemblable du personnage devait, à ses yeux, exonérer son auteur de toute accusation fictive et donc de diffamation envers l’homme politique puisque la fiction romanesque empruntait à la réalité. En somme, puisque c’était vraisemblable, c’était vrai.
Serait-ce que les amateurs de fiction ne perçoivent plus les divers degrés de réalité qui ne sont tous que des « représentations de la réalité plus ou moins fidèles », puisque, par infirmité native, nous n’accédons jamais à la réalité qu’à travers des médias plus ou moins déformants - nos sens, notre cadre de référence, les postures, les mots ou les images ? Et Dieu merci pour nos libertés, en matière de défense des droits de la personne, la représentation de la réalité judiciaire se doit d’être - même si ce n’est pas toujours le cas - la plus fidèle possible, ou du moins plus rigoureuse que les représentations romanesques.

Un attirail critique pour faire de la lévitation

Cette défense hasardeuse du roman repose sur le curieux attirail que la critique littéraire, entichée de la mode linguistique en vogue, s’est inventé depuis une trentaine d’année, s’enfermant, comme on l’a déjà dit, dans une sorte de « bulle spéculative » qui lui a fait perdre pied. La distinction académique entre « auteur » et « narrateur » en est issue. Elle est devenue un dogme enseigné du secondaire à l’université. Toute critique aujourd’hui se garde religieusement de confondre « l’auteur, être social, producteur du texte  » avec « le narrateur, personnage fictif qui assume la charge du récit », sous prétexte qu’il ne faut pas imputer à l’auteur ce que peuvent dire et faire ses personnages.
Foin de l’avertissement paradoxal de Flaubert, un expert qui vaut bien pourtant tous les petits marquis précieux de la critique contemporaine quand il s’écrie : « Madame Bovary, c’est moi ! » On ne se soucie pas davantage du conseil donné par Guillaume d’Occam au XIIIe siècle : il ne faut pas multiplier les catégories sans nécessité !

La lévitation scolastique malheureusement raffole de ces jongleries formalistes. Et forcément, à la pratiquer sans modération, on finit par ne plus toucher terre au point d’oublier qu’un texte non seulement révèle son auteur et lui seul, quelque masque qu’il prenne, mais qu’il relève de sa responsabilité pleine et entière. Or, celle-ci est strictement organisée par les lois dans une démocratie, qu’il s’agisse des articles 1382, 1383, 1384 ou 1385 du Code civil ou qu’il s’agisse de ceux du Code pénal qui sanctionnent l’injure, la dénonciation calomnieuse ou la diffamation. On ne peut s’y soustraire - hélas ! - même pour cause de fiction artistique.

Voici donc que pour la deuxième fois les auteurs se voient rappeler par la justice qu’elle ne connaît pas ce fantôme de « narrateur » qui s’intercalerait entre eux et leur texte pour les exonérer de leurs responsabilités. Cela suffira-t-il à jeter au panier ces catégories inutiles qui font perdre le sens des réalités à leurs usagers ? On le souhaite, mais sans trop rêver puisque cela impliquerait d’admettre que nombre de savants esprits, et leurs institutions avec eux, qui s’adonnent à ces jeux avec délices, s’égarent depuis de nombreuses années en entraînant dans leur sillage élèves et étudiants. Paul Villach




Lire l'article complet, et les commentaires