Le roi maudit : Charles II d’Espagne et l’héritage fatal de la consanguinité chez les Habsbourg
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
vendredi 20 juin 2025
Dans les corridors sombres de l’Alcázar royal de Madrid, en 1700, un silence oppressant enveloppe la cour. Charles II, dernier roi Habsbourg d’Espagne, s’éteint, son corps frêle terrassé par une vie d’afflictions. Surnommé "l’Ensorcelé", il incarne la tragédie d’une dynastie minée par des siècles de mariages incestueux. Son visage difforme, son esprit vacillant, son impuissance : tout en lui murmure une malédiction génétique.
Une lignée tissée trop serrée
Le mariage, dans l’Europe des XVIe et XVIIe siècles, est une stratégie plus qu’un sentiment. Pour les Habsbourg, il est un rempart contre la dispersion de leur empire tentaculaire, s’étendant des Amériques aux Philippines. "Garder le sang pur", proclame-t-on à la cour, comme si la noblesse pouvait se condenser dans les veines. Charles Quint, empereur du Saint-Empire et roi d’Espagne, épouse en 1526 sa cousine germaine Isabelle de Portugal, posant la première pierre d’une tradition funeste. Son fils, Philippe II, imite son père en épousant sa nièce Anne d’Autriche, puis sa cousine Marie de Portugal. Ces unions, bénies par des dispenses papales, tissent un filet génétique où chaque nœud resserre le piège.
Les archives de la cour espagnole, conservées à Simancas, révèlent l’obsession dynastique des Habsbourg. Une lettre de Philippe II à son ambassadeur à Vienne, datée de 1570, insiste sur l’importance de "renforcer l’union des deux branches de notre maison" par un mariage entre son neveu et sa fille. Ce calcul politique ignore les murmures des médecins de cour, qui notent déjà des "faiblesses" chez les infants. L’infant Don Carlos, fils de Philippe II et de Marie de Portugal, né en 1545, est décrit dans un rapport d’ambassadeur vénitien comme "bossu, épileptique, et d’un caractère cruel" . Ces premiers signes, ignorés, annoncent la tempête à venir.
Au fil des générations, le taux de consanguinité s’élève comme une marée inexorable. Les généalogistes modernes estiment que Charles II, né en 1661, atteint un coefficient de 0,254, équivalent à celui d’un enfant issu d’un inceste frère-sœur. Cette densité génétique, fruit de neuf mariages consanguins sur onze entre 1516 et 1700, transforme la maison des Habsbourg en un laboratoire tragique de la biologie. Les portraits de Vélasquez, peignant Philippe IV avec sa "lippe Habsbourgeoise" proéminente, magnifient paradoxalement une difformité devenue emblème dynastique.
Charles II, l’enfant de l’ombre
Le 6 novembre 1661, l’Alcázar royal de Madrid résonne des cloches annonçant la naissance de Charles, fils de Philippe IV et de sa nièce Marie-Anne d’Autriche. L’espoir d’un héritier mâle, après la mort de ses frères, s’accompagne d’une angoisse palpable. Une lettre du nonce apostolique à Madrid, datée de 1662, décrit l’enfant comme "chétif, avec une tête démesurée, incapable de téter". Les chroniqueurs notent qu’il survit à peine aux maladies infantiles – rougeole, variole, rubéole – sous les soins vigilants de sa gouvernante, Mariana Engracia de Toledo. Pourtant, chaque année révèle un nouveau stigmate.
Charles ne marche qu’à huit ans, soutenu par des attelles, et ne parle qu’à dix, bredouillant un mélange d’espagnol et de français. Un rapport médical de 1670, retrouvé dans les archives du palais, attribue ces retards à "une faiblesse constitutionnelle héritée". Les contemporains, superstitieux, y voient une malédiction. Une anecdote raconte que des courtisans auraient fait exorciser le jeune prince, convaincus qu’un démon habitait son corps fragile. Le surnom "l’Ensorcelé" (El Hechizado) naît de ces rumeurs, amplifiées par ses crises d’épilepsie et ses hallucinations.
Son apparence, décrite avec une cruauté clinique par les diplomates, achève de le marginaliser. En 1680, le nonce apostolique écrit : "Petit, contrefait, d’une laideur affreuse, il a des yeux turquoise exorbités, une langue si grosse qu’il bave sans cesse". Ce portrait, corroboré par les mémoires du marquis de Villars, ambassadeur français, qui le qualifie de "laid à faire peur", reflète l’horreur suscitée par le roi. Sa mâchoire proéminente, le "prognathisme habsbourgeois", l’empêche de mâcher correctement, causant des troubles digestifs constants. Ces afflictions, loin d’être anecdotiques, sont les stigmates d’une consanguinité extrême, où les gènes récessifs délétères s’expriment sans frein.
Un roi sous tutelle, un empire en déclin
Charles II monte sur le trône à quatre ans, en 1665, après la mort de Philippe IV. Sa mère, Marie-Anne d’Autriche, assume la régence, mais le roi reste une marionnette. Une lettre de l’ambassadeur anglais à Madrid, en 1678, note : "Le roi n’a ni volonté ni entendement ; il signe ce qu’on lui présente, somnolent ou distrait". Cette faiblesse intellectuelle, probablement aggravée par le syndrome de Klinefelter (hypothèse basée sur ses symptômes : stérilité, retard de développement), le rend incapable de gouverner. Les favoris, comme le comte-duc d’Olivares ou Don Juan José d’Autriche, son demi-frère, dirigent dans l’ombre.
Les archives diplomatiques françaises, notamment la correspondance de Louis XIV, révèlent l’exploitation de cette fragilité. En 1679, Charles épouse Marie-Louise d’Orléans, nièce du Roi-Soleil, dans un mariage arrangé visant à renforcer l’influence française. Une lettre de Marie-Louise à sa tante, datée de 1680, confie : "Mon époux est doux, mais son esprit est si lent que je désespère de le comprendre". Ce mariage, comme celui avec Marie-Anne de Neubourg en 1690, reste stérile, scellant le sort des Habsbourg. Les rapports médicaux de l’époque, conservés à l’Escurial, mentionnent une "impuissance" et des "troubles hormonaux", confirmant les spéculations sur sa stérilité.
L’incapacité de Charles à produire un héritier exacerbe les tensions européennes. Dès les années 1670, la question de la succession espagnole obsède les chancelleries. Une note secrète de l’ambassadeur autrichien à Madrid, en 1698, avertit : "La mort du roi, sans enfant, risque de plonger l’Europe dans la guerre". Cette prophétie se réalise avec la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), déclenchée par son testament désignant Philippe d’Anjou, petit-fils de Louis XIV, comme héritier. L’empire des Habsbourg, jadis "où le soleil ne se couche jamais", s’effrite sous le poids d’un roi brisé.
L’héritage maudit des Habsbourg
La consanguinité, stratégie dynastique, devient le poison des Habsbourg. Charles II n’est pas une anomalie, mais le point culminant d’une lignée rongée par ses propres choix. Les archives généalogiques, comme celles étudiées à Saint-Jacques-de-Compostelle, montrent que le taux de survie des infants Habsbourg chute dramatiquement : moins de 50 % atteignent l’âge de dix ans, contre 80 % dans les autres familles nobles. Les fausses couches, morts-nés et malformations – comme celles de l’infant Balthazar-Charles, mort à 17 ans en 1646 – sont monnaie courante.
Les répercussions s’étendent au-delà de la biologie. L’incapacité de Charles II à gouverner affaiblit l’Espagne, déjà épuisée par la guerre de Trente Ans et les révoltes internes. Une chronique de 1698, rédigée par un moine de l’Escurial, déplore : "Notre royaume, jadis glorieux, est aujourd’hui une ombre, dirigé par un roi fantôme". La perte de territoires – Franche-Comté, Luxembourg, Pays-Bas – face à la France de Louis XIV accélère le déclin. La "lippe Habsbourgeoise", moquée dans les pamphlets européens, devient le symbole d’une dynastie décadente.
Pourtant, Charles II, dans ses rares moments de lucidité, semble conscient de son fardeau. Une lettre autographe, rédigée avec difficulté en 1700, adressée au pape Innocent XII, implore : "Que Dieu guide mon choix pour préserver l’unité de mes royaumes". Ce testament, désignant un Bourbon, marque la fin des Habsbourg espagnols. Leur obsession de la pureté du sang, ironiquement, les a conduits à l’extinction, laissant un empire en lambeaux et une leçon amère : même les couronnes les plus puissantes ne défient pas la nature impunément.