Le sens de ma vie, sur la cuvette
par karl eychenne
lundi 13 décembre 2021
Il est d’usage de se poser les questions les plus tordues dans les endroits les plus incongrus. C’est ainsi que siégeant sur la cuvette souvent je vagabonde : « quel est le sens de ma vie ? ».
« L’infini se trouve dans des toilettes comme dans le désert. Les fesses appuyées sur la cuvette, on dort d’un sommeil cosmique », ainsi parla (presque) Fernando Pessoa, honteusement paraphrasé pour les besoins de l’article.
La probabilité pour que vous soyez amené à vous poser des questions qui n’ont pas de réponse est d’autant plus élevée que vous vous trouverez dans un endroit confiné. Je sais bien que ce genre d’endroit s’est multiplié au cours des derniers mois. Néanmoins, il y a quand même un lieu qui l’emporte sur tous, depuis toujours : les toilettes. Et soyons précis, visons juste : c’est la cuvette qui nous intéresse. Elle qui n’attend que nos fesses pour nous faire vivre une expérience métaphysique : « quel est le sens de ma vie ? »
Le lieu de culte
S’assoir sur la cuvette. C’est peut-être un détail pour vous, mais pour votre corps ça veut dire beaucoup. Ce seul geste, cette posture, conjugue les possibles, invitant à la délivrance physique aussi bien que métaphysique. Les religieux l’avaient d’ailleurs bien compris. « Toute religion enferme une prodigieuse sagesse pratique ; par exemple, contre les mouvements de révolte d’un malheureux qui veut nier le fait, et qui s’use et redouble son malheur par ce travail inutile, le mettre à genoux et la tête dans les mains, cela vaut mieux qu’un raisonnement ; car par cette gymnastique, c’est le mot, vous contrariez l’état violent de l’imagination, et vous suspendez un moment l’effet du désespoir et de la fureur. », Alain.
La sieste Eureka
Ce lieu de recueillement produit aussi les conditions idéales à l’émergence d’idées fécondes. En effet, isolés du reste du monde et tout proche de celui des songes, nous voilà gagnés par une légère somnolence qui ne durera que le moment nécessaire. Dali ou Edison eux aussi avaient bien compris tous les avantages d’une telle posture. Tous deux pratiquaient la sieste Euréka, consistant à s’assoupir un instant avant de se réveiller en sursaut, à mi-chemin entre l’illumination produite par le rêve et la formalisation requise par le réveil. Et il fallait ruser pour produire le plus bel effet. Edison par exemple, prenait place sur son fauteuil en gardant une bille à la main ; aux premiers signes d’assoupissement la main libérait la bille qui tombant au sol réveillait notre scientifique qui espérait alors saisir quelque solution à sa rumination. Avec l’expérience de la cuvette, le lâcher de boule d’Edison trouve un équivalent dans le lâcher de bouse.
Une expérience très personnelle
Il faut bien réaliser que la cuvette est une expérience personnelle, et qu’il n’est d’ailleurs pas recommandé de partager. D’ailleurs, il sera fait en sorte que vous soyez seul invité à la vivre. Ainsi, parfois, une odeur insupportable que vous êtes seul a pouvoir supporter marquera le lieu d’une réflexion intense. Et gardez vous d’aller humer le reliquat de la personne qui siégeait avant vous, vous seriez pris de picotements sévères. C’est d’ailleurs ce que déjà nous disaient les Romains : « Stercus suum cuique bene olet », on n’est jamais gêné par l’odeur de son propre effet. La fameuse nausée existentialiste de Sartres n’est pas loin.
La peur de la bouse blanche
Mais ce rendez-vous qui ne se décommande pas, n’est pas toujours simple à honorer. Nous ne parlerons pas des pathologies physiologiques diverses qui peuvent entrainer quelques retenues excessives ou échappées inopinées. Mais d’autres pathologiques, d’ordres psychologiques, et qui nous disent quelque chose sur notre appréhension à nous retrouver seul avec nous même, face à fesse. Par exemple, il y a la parcoprésie qui décrit cette honte d’aller aux toilettes, comme si nous nous reprochions certaines choses ; ou bien il y a l’apopathophobie, qui décrit la peur d’aller à la selle ou même d’en avoir envie, et qui peut virer en angoisse lorsque le besoin force le pont - levis.
Un lieu de culte menacé
La nature a fait avec les moyens du bord. Certes, elle a pu produire les conditions favorables à un instant rare et solennel de réflexion intense. Mais en contrepartie, la nature nous demanda l’infame : l’usage de l’anus pour signifier l’instant. C’est ainsi, la nature qui nous en a fait don nous a aussi donné le défaut qui l’afflige, comme dirait l’autre. Un seul geste les contient tous les deux.
Et Freud ? Et Karl Abraham ? On ne peut parler cuvette sans citer ces deux grands penseurs de l’inconscient, qui ont émis des théories sympathiques sur le sujet. D’après leurs recherches, l’enfant que nous avons tous été aurait un jour découvert le plaisir de se retenir ou d’expulser le trop plein, expériences qui furent affublées de nombreuses expressions dont une qui vaut le détour : le stade sadique – anal.
Toutefois, ce moment est aujourd’hui menacé. Jusqu’à présent, les toilettes étaient un lieu inhabitable, interdit à l’histoire, aux problèmes du monde. Mais désormais, tablette et smartphones ont pris possession du territoire. Si bien que la cuvette n’est plus ce lieu hors du temps. Les pensées ne peuvent plus y vagabonder. L’espace n’est plus disponible. La cuvette est devenue inapte à la pensée, hors d’usage cérébral. La cuvette ne pourra plus vous révéler la misère de votre existence. Il est fort a parier que les cuvettes contemporaines ont signé la mort des grands penseurs de demain.
« Les pensées les moins impures sont celles surgissent entre nos tracas, dans les intervalles de nos ennuis, dans ces moments de luxe que s’offre notre misère », Cioran