Le tour de force d’une affiche de l’OIP : un appel humanitaire sans apitoiement

par Paul Villach
lundi 18 janvier 2010

Pas facile d’intéresser ses concitoyens au sort des détenus ! Une sorte de loi d’airain tacite, dénoncée souvent par M. Robert Badinter, exige que la vie en prison ne puisse être plus agréable que celle du citoyen le plus pauvre en liberté. L’Observatoire International des Prisons (OIP) relève toutefois le défi dans une campagne de collecte de dons avec une affiche qui frappe fort. Celle-ci use d’un leurre d’appel humanitaire qui, contrairement à l’habitude, ne vise pas à susciter la compassion mais la réflexion la plus rationnelle qui soit.

Un leurre d’appel humanitaire discret
 
L’image ne cherche pas du tout, en effet, à apitoyer le lecteur. On sent que l’OIP a voulu éviter l’écueil habituel du leurre d’appel humanitaire. Sans doute, vu le sujet, il était impossible de ne pas exhiber le malheur d’autrui qui attire l’attention en stimulant le réflexe de voyeurisme. Mais c’est fait avec sobriété. En deux métonymies le décor est dressé : l’une, présentant la partie pour le tout, se limite à une grille pour la prison, et, l’autre, offrant l’effet pour la cause, à un détenu derrière les barreaux pour la vie en prison.
 
On ne saurait même observer plus de retenue dans l’exhibition de ce malheur. Une autre métonymie - grille neuve et cellule claire en arrière-plan avec fenêtre - fait, en effet, penser à des conditions de détention décentes, propres du moins. N’est-ce pas une mise hors-contexte volontaire pour concentrer le regard sur l’essentiel ? Car il ne semble pas que les prisons françaises ressemblent souvent à cette cellule. De même, le détenu paraît seul, alors que des rapports d’institutions internationales dénoncent la surpopulation carcérale française et la promiscuité à 3 ou 4 détenus par cellule dans un espace réduit.
 
Plus encore, l’individu reste en retrait : une autre métonymie ne le fait apparaître dans le champ de la photo qu’avec réticence : on ne voit de lui qu’une moitié de buste, et encore relégué dans un coin inférieur de l’affiche. Par contraste, et intericonicité, on se souvient de la campagne d’Amnesty International de 1982 en faveur des prisonniers d’opinion : pris en buste lui aussi, le détenu remplissait, au contraire, toute la photo, agrippé aux barreaux sur fond noir avec lequel tranchait son visage blanc. On ne pouvait, pour alerter l’opinion, mieux exprimer, par cette présence centrale et la charge culturelle des couleurs, l’innocence violentée (voir photo en fin d’article).
 
Ici, rien de semblable forcément ! L’OIP ne peut en faire autant : sauf en cas de détention provisoire et sous réserve d’une affaire comme celle d’Outreau, le détenu est un coupable qui purge sa peine. Inutile donc de chercher à stimuler le réflexe de compassion ! Le misérabilisme ostentatoire, usuel dans le leurre d’appel humanitaire, serait inopérant. Le détenu n’est pas innocent. S’il est une victime, il l’est d’abord de lui-même. Aucun réflexe de culpabilité chez le lecteur ne peut donc être attendu.
 
Néanmoins, si discret soit-il, le détenu, à moitié hors-champ, risque tout de même un oeil en direction du lecteur selon le procédé de l’image mis en abyme qui feint d’instaurer une relation interpersonnelle. Ce n’est pas un œil larmoyant ni vindicatif cependant, mais un regard grave pour tenter d’attirer un instant celui du lecteur. On a beau faire : quoique privé de liberté, un détenu reste un homme et le regard est un médium propre à l’homme pour transmettre des informations sans paroles : ce regard devient ici le symbole de l’humanité du détenu qui paraît avoir quelque chose à dire. Oui, mais quoi ?
 
Un slogan sarcastique d’une violence inouïe 
 
Que ce soit l’OIP qui parle à sa place est une nouvelle métonymie du statut du détenu : s’il a gardé en principe un certain droit à la parole, il n’en a pas moins perdu celui d’être entendu. L’OIP qui réunit des citoyens en liberté, se fait donc son porte-parole dans un slogan d’une violence inouïe : « Si ça peut vous aider à donner, lit-on en incrustation sur la photo, dites-vous que cet homme est un chien ». Ces deux paradoxes cyniques frappent le lecteur à l’estomac. Comment, en effet, oser assimiler un homme à un chien sans attenter soi-même à sa propre dignité ? Et quel raisonnement tordu peut conduire à soupçonner quelqu’un de se montrer plus généreux envers un animal qu’envers un homme ? Rien ne vaut un paradoxe pour retenir l’attention en suscitant le besoin de comprendre, ou l’exigence de rationalité. Deux paradoxes imbriqués compliquent encore plus l’énigme à résoudre.
 
 Ce sont, en fait, les indices d’une ironie poussée jusqu’au paroxysme du sarcasme qui incitent à comprendre le contraire de ce qui est dit. L’OIP écarte du même coup le leurre d’appel humanitaire et ses réflexes habituels inappropriés dans la situation présente : il s’adresse non pas au coeur du lecteur mais à sa raison ; ou du moins le cœur n’est sollicité que sous le contrôle étroit de la raison.
 
La solution cachée de ces deux paradoxes sarcastiques ne se laisse pas facilement deviner. Pourquoi, par comparaison, en effet, soupçonner ainsi le lecteur d’une générosité plus grande envers un chien qu’envers un homme et ravaler le détenu à un chien pour espérer un don ? Et pourtant, ne connaît-on pas l’attachement des Français pour les animaux dits de compagnie et le budget coquet qu’ils leur consacrent ? Il existe même des salons d’esthétique pour chats et chiens. Le lecteur est donc sommé de comparer sa sollicitude pour les bêtes à son indifférence envers les détenus. La soudaine perception de cette disproportion déraisonnable de traitement peut alors stimuler sinon un réflexe de culpabilité, du moins la reconnaissance de son erreur et le malaise qui en résulte. L’OIP propose alors par sa médiation de soulager l’inconfort ressenti en échange d’un don. 
 
User d’un leurre d’appel humanitaire sans stimuler l’inévitable compassion, ce réflexe qui lui est si intimement lié, relève du tour de force : c’est toute la singularité de cette affiche qui ne laisse pas indifférent. L’OIP le sait, il serait vain de tenter de susciter cette compassion envers des détenus qui ne sont pas des victimes innocentes, mais ont été à un moment donné des bourreaux à des degrés divers. Est-ce que pour autant, cependant, des conditions inhumaines de détention qu’on ne réserve même pas aux bêtes, doivent être infligées à ces hommes en plus de la privation de liberté, comme peine de leur délit ou de leur crime ? C’est cette interrogation que tente de mettre de force sous les yeux l’OIP en se présentant comme un acteur auxiliaire d’une humanisation de la prison. Paul Villach
 
 

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