Le travail de l’ombre de Claude Guéant en Libye (2)
par morice
mercredi 18 avril 2012
Hier, nous avons vu que Claude Guéant était intervenu directement, contre toute attente, pour forcer la main lors d'un contrat de ventes d'Airbus passé avant qu'il n'arrive lui-même au pouvoir, dans le but de faire verser des commissions à un de ses interlocuteurs libyens privilégiés, un habitué des rétro-commissions. Il est intervenu également dans un autre contrat, ou son ami Ziad Takkiedine s'était offert une commission assez épaisse : celle d'ordinateurs, chargés de surveiller les opposants libyens. Or une enquête récente démontre que ces surveillances d'opposants sont allées très loin, jusqu'à l'élimination physique de certains par les hommes de Kadhafi. Une question s'impose alors : le gouvernement français serait-il allé trop loin en la matière ? D'autant plus que le soupçon d'utilisation de ce même matériel en France subsiste. Et c'est pourquoi, très certainement, au seuil d'une élection qui pourrait voir les protagonistes redevenir de simples justiciables, le vent de panique à bord se fait sentir. En ce moment, les broyeuses à contrats libyens, soyez en sûr, tournent à plein régime, à l'Elysée...
En Libye, le "correspondant" d'Amesys s'appelait Abdallah Al-Senoussi, condamné par contumance par la France comme étant l'un des responsables de l'attentat contre le DC-10 d'UTA qui a coûté la vie à 170 personnes. On semblait alors carrément ignorer ses ennnuis juidiciaires. L'homme fait toujours l'objet d'un mandat d'arrêt international, ce que fait semblant d'ignorer Bruno Samtmann, le directeur commercial d'Amesys, devant la caméra de Paul Moreira. "Si vous n’avez pas suivi les précédents épisodes, sachez simplement, qu’Amesys, une entité du groupe français Bull, a vendu un dispositif d’écoute global, à l’échelle d’une nation, au régime de Kadhafi. Abdallah Al-Senoussi, comme l’explique fort bien Traqué, le reportage de Paul Moreira (*), en sa qualité de chef du renseignement militaire libyen, était le client direct d’Amesys, le chef de projet côté services libyens, la personne qui accusait bonne réception de chaque livrable, qui remontait les demandes fonctionnelles ou faisait part de son mécontentement quand quelque chose ne fonctionnait pas. C’est à « Monsieur Abdallah » que les intégrateurs français sur place rendaient des comptes… de quoi laisser songeur" précise le site. En effet. En Libye, tout passait par des individus et non par des commissions adhoc. La bonne façon de s'en mettre plein les poches. Le clanisme du régime à fabriqué toute une chaîne de profiteurs, situés au plus proches du pouvoir, qui, dans le genre, a toujours montré l'exemple. Sénoussi avait notamment également bénéficié du contrat de "refurbishing" des douze Mirages F1 :"dans son livre Armes de corruption massive, le journaliste Jean Guisnel montre qu’Abdallah al-Senoussi était la personne chargée de négocier les contrats d’armements, notamment le contrat de rénovation des Mirage F-1 libyens, lequel s’élève au total à 117 millions, avec le général Bernard Norlain, PDG de la SOFEMA" nous dit Slate. Dans l'affaire, 8 millions avaient été "égarés" : promis en commission à Kadhafi en personne, il s'étaient volatilisés on ne sait où, cela avait eu l'art de provoquer une colère mémorable chez le dictateur !
Le rôle de l'Etat dans cette affaire ? Il était simple, nous explique Reflets : il se limitait à surveiller s'il y avait bien versement de rétro-commissions, ou de versements détournés. Rien d'autre. "En Avril 2005 commence les (très nombreux) voyages de Ziad Takieddine entre Paris et Tripoli qui déboucheront sur une commission de 4,5 millions d’euros pour l’homme d’affaires, payée en toute illégalité par Amesys. Ziad Takieddine aurait préparé la venue de Claude Guéant (alors chef de cabinet de Nicolas Sarkozy) à Tripoli, une visite « secret défense »qui aurait eu lieu à l’automne 2005 et Mediapart s’interroge justement sur un lien supposé entre cette venue et la commission de l’homme d’affaires. Claude Géant s’évertuera à nier énergiquement avoir pris part à de telles transactions. Mediapart révèlera que Claude Guéant a menti, publiant des correspondances entre qu’il aurait eu avec le ministre de l’intérieur libyen visant à “favoriser les relations entre la Grande Jamahiriya et la France dans le cadre de la sécurité intérieure et des coopérations décentralisées”. Reflets enfonçant le clou : "le contrat d’Amesys s’inscrit bien dans le cadre d’une coopération scellée entre les autorités françaises et libyennes, lors du voyage de Nicolas Sarkozy et Brice Hortefeux à Tripoli le 6 octobre 2006. On retrouvera d’ailleurs au coeur de ce petit voyage d’affaires, CIVIPOL, qui outre le fait qu’ils se la pètent un peu TMG…"
L'armée donc, mais aussi la police, en France : "les services de renseignement militaire ne sont pas les seuls clients d’Amesys : en juin 2009, la société emportait un appel d’offres de 430 560 euros, initié par le ministère de l’Intérieur, qui cherchait desenregistreurs numériques large bande. Amesys en vend deux : l’ENRLB 48, qui permet “l’acquisition ou le rejeu en temps réel de plusieurs types de signaux” et qui est commercialisé en tant que système de SIGINT (pour Signal Intelligence, renseignement d’origine électromagnétique, ou ROEM, en français), et l’ELAN-500, qui permet de faire de l’”analyse tactique d’environnement ELINT” (Electronic Intelligence). Tous deux, comme le précise Amesys dans sa fiche de présentation, sont soumis à une “autorisation R226“, doux euphémisme pour qualifier les systèmes d’écoute et d’interception : les articles R226 du Code pénal, intitulés “De l’atteinte à la vie privée“, portent en effet sur “la fabrication, l’importation, l’exposition, l’offre, la location ou la vente de tout appareil susceptible de porter atteinte à l’intimité de la vie privée et au secret des correspondances“. Juridiquement, c'était déjà du "borderline".
C'est Wikileaks qui enfonçait encore davantage le clou le 01 décembre 2011, en donnant la liste des opposants libyens pistés par Amesys... jusqu'à l'étranger, tel Mahmud Nacua, "Annakoa" sur le net, exilé alors à Londres. Lui, et ses amis : "quarante adresses e-mails d'opposants ou de sympathisants de l'opposition apparaissent dans une capture d'écran publiée par Owni.fr, parce qu'ils appartiennent au schéma relationnel d'un opposant libyen basé en Grande-Bretagne, surveillé par le régime de Kadhafi parmi des dizaines de milliers d'autres". "L'entreprise avait déjà démenti dans un communiqué, le 1er septembre, les premières révélations du journaliste Jean-Marc Manach. Mais avec ce document, le spécialiste des questions de surveillance et de liberté sur le net apporte de nouvelles preuves. "C'est vraiment de l'espionnage", juge-t-il tout en expliquant comment il a découvert ce document et comment fonctionne le logiciel fabriqué par Amesys". De l'espionnage caractérisé, en effet ! Un espionnage bien réel : "Yunus Fannush, dont le frère fut pendu par Kadhafi, avait ainsi été personnellement convoqué par Moussa Koussa, l’ancien patron des services secrets libyens. Ce dernier lui montra plusieurs e-mails échangés avec des opposants à l’étranger, ainsi que la liste des pseudos qu’il utilisait pour écrire des articles publiés à l’étranger". Moussa Koussa, le fameux "protégé" de Claude Guéant ! Qui détenait les copies d'écran sorties des appareils français !
Et la même chose en France, bien sûr, à n'en point douter : "en juillet 2007, Amesys décrochait en France un marché de 100 000 euros à la terminologie un peu technique. Il s’agissait de démodulateurs et logiciels de traitement de l’information dans le cadre de l’”acquisition d’une chaine d’interception DVB“, pour Digital Video Broadcasting, la norme de diffusion vidéo numérique, qui sert aussi à la transmission des données par satellite. La Direction du renseignement militaire (DRM) était l’acquéreur. Avec la DGSE, la DRM opère le système Frenchelon d’interception massive des télécommunications. Le nom de ce service de renseignement n’apparaît pas en toutes lettres. Mais marc_badre@yahoo.fr, l’adresse e-mail générique utilisée pour l’appel d’offres remporté par Amesys, est bien celle de la DRM. Plus tard, en novembre 2008, Elexo, l’une des filiales d’Amesys, emporte un marché de 897 000 euros au profit, là aussi, de la DRM, qui voulait se doter de “démodulateurs routeurs IP satellite et analyseurs” dans le cadre d’une “acquisition de matériels pour plate forme de réception satellite TV“. Dans ce même marché, la DRM a aussi investi 837 200 euros dans des “antennes de réception DVB et matériels connexes (...) Le lieu de livraison, la base militaire de Creil, est cela dit connue pour accueillir le Centre de Formation et d’Emploi relatif aux Émissions Électromagnétiques (CFEEE) et le Centre de Formation et d’Interprétation Interarmées de l’Imagerie (CFIII), les “grandes oreilles” et les “gros yeux” de la DRM, dont le travail repose sur l’interception et l’analyse des télécommunications et images émanant des satellites". Fichtre ! Bigre ! Les français aussi, alors ?
Une vente d'appareils de surveilance... qui mouille tout le gouvernement, car leur achat et leur usage était soumis à l'autorisation express du premier ministre : "la vente de ce système au ministère de l’Intérieur a donc été soumise à une autorisation délivrée par le Premier ministre, après avis d’une commission consultative “relative à la commercialisation et à l’acquisition ou détention des matériels permettant de porter atteinte à l’intimité de la vie privée ou au secret des correspondances“. Aucune information ne permet de savoir à quoi ils servent ou ont servi. Contactée, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), dont le directeur général préside la commission consultative chargée d’émettre des autorisations sur ce type de technologies, répond que la vente de ces systèmes a “forcément” été validée par la commission consultative, mais refuse d’en dire plus" précise WhyWeProtest... un système qui mouille vraiment bien du monde, un petit monde en définitive : "la porte-parole de Bull est la fille de Gérard Longuet, ministre de la Défense qui, le 13 juillet 2001, a élevé Philippe Vannier, l’ex-PDG d’Amesys devenu celui de Bull, au grade de chevalier de la légion d’honneur“. La distribution des breloques, une constante du quinquennat...
Et il y a pire encore (est-ce possible ?), car les libyens ne se sont pas gênés pour aller plus loin encore : "autres coïncidences troublantes, ajoute Getty, alors qu’il a été cambriolé plusieurs fois, il découvre dans les dossiers cette phrase : « avons envoyé une équipe sur le terrain ». Pire encore, en août et en septembre 2010, son organisation perd neuf militants au Niger. Or il lit dans les archives cette phrase sans ambiguïté : « avons neutralisé certains amis du docteur ». Voilà 5600 pages de dossiers qui pourraient coûter cher à certains... le tarif est en effet de cinq ans d’emprisonnement et 300 000 € d’amende pour ces tripatouillages peu glorieux (**) !
Demain, si vous le voulez bien, on verra que l'homme de l'ombre de l'Elysée a été mêlé à un autre scandale majeur en 2007... concernant toujours la Libye, mais cette fois pas dans le cadre de vente d'armes ou de logiciels de surveillance. Un scandale où le nom du Carlton était apparu. Mais pas celui de Lille...
(*) voir ici : l'interview de Bruno Samtmann, directeur commercial d'Amesys qui avoue la mise en place de surveillants de GSM, de mails et des accès internet.
(**) le tarif : du code pénal :
Modifié par Ordonnance n°2011-1012 du 24 août 2011 – art. 44
« Est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 300 000 € d’amende :
1° La fabrication, l’importation, la détention, l’exposition, l’offre, la location ou la vente d’appareils ou de dispositifs techniques conçus pour réaliser les opérations pouvant constituer l’infraction prévue par le second alinéa de l’article 226-15 (1, ci-dessous ) ou qui, conçus pour la détection à distance des conversations, permettent de réaliser l’infraction prévue par l‘article 226-1 (2, ci-dessous) ou ayant pour objet la captation de données informatiques prévue par l‘article 706-102-1 du code de procédure pénale(3, ci-dessous) et figurant sur une liste dressée dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État, lorsque ces faits sont commis, y compris par négligence, en l’absence d’autorisation ministérielle dont les conditions d’octroi sont fixées par ce même décret ou sans respecter les conditions fixées par cette autorisation ;
2° Le fait de réaliser une publicité en faveur d’un appareil ou d’un dispositif technique susceptible de permettre la réalisation des infractions prévues par l’article 226-1 et le second alinéa de l’article 226-15 lorsque cette publicité constitue une incitation à commettre cette infraction ou ayant pour objet la captation de données informatiques prévue par l‘article 706-102-1 du code de procédure pénale lorsque cette publicité constitue une incitation à en faire un usage frauduleux. »
(1) L’article 226-15 modifié par la loi n°2011-525 du 17 mai 2011 – art. 150 :
-Le fait, commis de mauvaise foi, d’ouvrir, de supprimer, de retarder ou de détourner des correspondances arrivées ou non à destination et adressées à des tiers, ou d’en prendre frauduleusement connaissance, est puni d’un an d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende.
-Est puni des mêmes peines le fait, commis de mauvaise foi, d’intercepter, de détourner, d’utiliser ou de divulguer des correspondances émises, transmises ou reçues par la voie électronique ou de procéder à l’installation d’appareils conçus pour réaliser de telles interceptions. »
(2) L’article 226-1 du Code pénal modifié par l’ordonnance n°2000-916 du 19 septembre 2000 – art. 3 (V) JORF 22 septembre 2000 en vigueur le 1er janvier 2002 :
-« Est puni d’un an d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende le fait, au moyen d’un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui :
1° En captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel ;
2° En fixant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de celle-ci, l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé.
Lorsque les actes mentionnés au présent article ont été accomplis au vu et au su des intéressés sans qu’ils s’y soient opposés, alors qu’ils étaient en mesure de le faire, le consentement de ceux-ci est présumé ».
Article 706-102-1 du code de procédure pénalecréé par la loi n°2011-267 du 14 mars 2011 – art. 36
« Lorsque les nécessités de l’information concernant un crime ou un délit entrant dans le champ d’application de l’article 706-73 l’exigent, le juge d’instruction peut, après avis du procureur de la République, autoriser par ordonnance motivée les officiers et agents de police judiciaire commis sur commission rogatoire à mettre en place un dispositif technique ayant pour objet, sans le consentement des intéressés, d’accéder, en tous lieux, à des données informatiques, de les enregistrer, les conserver et les transmettre, telles qu’elles s’affichent sur un écran pour l’utilisateur d’un système de traitement automatisé de données ou telles qu’il les y introduit par saisie de caractères. Ces opérations sont effectuées sous l’autorité et le contrôle du juge d’instruction ».
II) Le « Code des postes et des communications électroniques » français en son article L 33-3-1 modifié par l’ordonnance n°2011-1012 du 24 août 2011, article 40, stipule que désormais :
« Sont prohibées l’une quelconque des activités suivantes : l’importation, la publicité, la cession à titre gratuit ou onéreux, la mise en circulation, l’installation, la détention et l’utilisation de tout dispositif destiné à rendre inopérants des appareils de communications électroniques de tous types, tant pour l’émission que pour la réception ».