Le Triangle de Karpman

par Francis, agnotologue
jeudi 21 décembre 2017

«  Le pervers se retrouve partout comme une néo-espèce endémique colonisant peu à peu notre humanité : certains l'ont débusqué dans le lit conjugal, d'autres au travail et il n'est pas rare semble-t-il de le rencontrer en politique comme en prison. Si l'on en croit le discours dominant, la perversion a envahi tous les champs : nous serions, innocents névrosés, sous le danger constant d'une horde toujours croissante de prédateurs pervers, calculateurs et manipulateurs n'attendant qu'une faiblesse de notre part pour nous anéantir. Pourtant les choses sont sans doute loin d'être aussi manichéennes."
 
Les ligne ci-dessus sont extraites d'une présentation du livre de Marcel Sanguet intitulé : " Le pervers n'est pas celui qu'on croit".

Les véritables pervers seraient-ils les idoles de victimes dupes ou librement soumises, ou les faux pervers procèdent-ils d'une invention bien commode ? C'est peut-être la question à laquelle Marcel Sanguet tente de répondre, notamment dans la conclusion de son essai sous-titré : "Le pervers narcissique n'existe pas ", sous-titre nonobstant contrebalancé par cette citation de Piéra Aulagner mise en exergue : "De la question perverse nous ne pourrons jamais dire qu'elle n'existe pas, sûrs que nous sommes qu'elle, de toutes façons, nous regarde".

Afin d'y voir plus clair et dans un premier temps, par un biais de traverse amis qui n'est pas sans rapport, bien au contraire, l'auteur du présent article se propose d'exposer succinctement ici le concept du Triangle de Karpman connu aussi sous le nom de "Triangle dramatique", une théorie qui présente l'avantage de pouvoir s'appliquer à toutes les intéractions humaines, qu'elles relèvent du domaine social, de la relation de couple ou dans le milieu professionnel. Cette théorie célèbre dans le monde entier, a été qualifiée comme le E=MC2 de la gestion des conflits.  

L'ouvrage de Karpman intitulé " LeTriangle dramatique : comment passer de la manipulation à la compassion et au bien-être relationnel" constitue, je cite : "le premier et unique manuel complet sur un concept mondialement connu et fondamental : le Triangle dramatique, clé puissante d'analyse des relations manipulatoires et dysfonctionnelles. Les rôles mis en lumière par ce Triangle sont passés dans le langage commun : il s'agit de l'interaction Persécuteur-Victime-Sauveteur. L'ouvrage présente toutes les combinaisons du Triange dramatique ainsi que celles de son corollaire positif : le Triangle de la Compassion. Il explicite clairement la diversité des jeux psychologiques nocifs et comment en sortir pour établir des relations saines et épanouies."

Avertissement : Il ne sera pas fait ici mention du Triangle de la compassion.
 

 
LE TRIANGLE DE KARPMAN

Le concept de Triangle de Karpman décrit des interaction qui peuvent mettre en scène, deux, trois ou plusieurs personnes mais toujours trois rôles interchangeables. Certaines personnes jouent le triangle toutes seules avec tout le monde en ce sens qu'elles se positionnent sur un rôle et sont toujours en quête d'un ou plusieurs partenaires de jeu. Si on entre dans le jeu par n'importe quel coté, le rôle central mais pas forcément initial est toujours tenu par la victime ; son blâme, ses récriminations ou sa culpabilité sont les ciments du jeu lequel sera pigmenté par le "switch", permutation toujours possible à chaque instant ou phase : la victime devient harceleur ou sauveur, à moins que les autres n'échangent leurs rôles respectifs, ou que l'un des deux n'endosse à son tour le rôle de victime.
Le jeu est un exutoire qui engendre ou procure malaises, soufrances ou bénéfices narcissiques, selon les affects et la psychologie des protagonistes ainsi que les positions respectives tenues, pour peu que chacun y trouve bon gré ou malgré, son compte ou son mécompte, conditions essentielles pour que le jeu perdure. Ce jeu toujours alimenté par un ou plusieurs dénis est d'autant plus prisé et addictif que les participants sont peu enclins à l'empathie.
 

 
Les rôles

 
Les rôles permettent la libération des affects et procurent des bénéfices spécifiques, c'est pourquoi, certaines personnalités affectionnent plus particulièrement certains rôles.

 

La victime
Apitoie, attire, énerve, excite, sauveurs et persécuteurs potentels. Elle se positionne comme inférieure et cherche un Sauveur ou désigne un persécuteur pour conforter sa plainte ou sa revendication. La victime a le sentiment que ce qui lui arrive n’est pas de sa faute, elle subit des circonstances et des personnes négatives. Elle a souvent l’impression d’être agressée, manipulée, et de rester impuissante. Une vraie victime peut se laisser diriger, mener contre son gré sans rien dire ou en se plaignant à des tiers. La victime cède sa part de responsabilité dans la relation à son interlocuteur. C’est un comportement appris par l’éducation qui, s'il évite la remise en question attire l’attention des prédateurs
La personne qui joue la Victime se déclare incapable de faire quelque chose et de gérer ce qu’elle a à gérer seule. Elle confond la vulnérabilité et l’incapacité. Un des indices qui révèle quelqu’un dans le rôle de Victime est qu’il passe plus de temps à se plaindre de ne pas pouvoir faire ce qu’il a besoin de faire qu’à chercher des options ou solutions. Le Bénéfice est souvent le renforcement de la croyance qu’il est incapable et que les autres profiteront toujours de sa faiblesse. À la fin, la Victime peut se retourner contre ses Sauveurs, comme s’ils étaient ses Persécuteurs. En réalité, intérieurement, elle reste une Victime.

 
Le persécuteur
Attaque, brime, humilie, donne des ordres et attise la rancune, attitude qui lui permet de libérer ses affects agressifs. Si le persécuteur tente de nouer cette relation avec une potentielle victime, celle-ci pourra réagir différemment en adoptant une position de victime ou ne pas se laisser faire. En effet, la victime peut avoir une part de responsabilité dans le fait d'être victime ou de le rester. A noter que le persécuteur peut ne pas être une personne, mais la maladie ou l'alcool. Le persécuteur désigné est l'élément tiers qui dans ce cas pour la victime ses récriminations.
Le Persécuteur quand il est dans le jeu prend la brutalité verbale pour du pouvoir. Le Bénéfice consiste souvent pour lui à renforcer sa croyance que les choses ne peuvent avancer sans l’usage de l’insulte ou de violence. Pour justifier de la violence domestique, un homme pourrait dire « Il est de ma responsabilité de lui apprendre une leçon. »
In fine, les Persécuteurs pourront se sentir victimes d’un système ou de gens qui les ont « obligés » à devenir Persécuteurs à cause par leur stupidité !

 

Le Sauveur
Des trois rôles c'est celui qui est susceptible de procurer le plus de gratifications narcissiques par le fait de son positionnement a priori supérieur. Mais par définition, son aide est rédibitoirement inefficace, et quand il est déçu par le manque de reconnaissance, ce qui arrive fatalement, il peut se faire à son tour victime ou persécuteur.
Ne pas confondre avec sauveteur : Un Sauveur confond sauver et aider. Le sauveur est en recherche d'une image acceptable de lui-même en volant à la rescousse de la victime avec altruisme et générosité. Son point faible c’est qu’en réalité, la détresse d’un autre provoque un mal être chez lui, ce qui le pousse à intervenir dans la vie d’autrui, plein de bonnes intentions, persuadé qu’il doit aider, et du coup à se positionner en protecteur, conseiller, expert, justicier… y compris et surtout quand on ne lui a rien demandé, et pour cause ! Ce personnage est infantilisant pour la victime qui va rapidement laisser le sauveur dépité.
 

 

LA FORMULE DE BASE DU JEU

«  Le monde est une scène. Et tous les hommes et les femmes ne sont que joueurs. Ils ont leurs sorties et leurs entrées. Chaque homme, en son temps, jouera bien des rôles. » William Shakespeare

A ce petit jeu qui est une variante du jeu de "Pile tu perds, face je gagne", tout le monde perd, d'où le nom de Triangle dramatique. Ce que dans la formule exposée ci-dessous Karpman désigne par BF pour Bénéfice final, ce sont en réalité les sentiments négatifs que nous portons avec nous après avoir perdu un jeu, et que Karpman appelle les Timbres : Rancœur, honte, culpabilité, mépris, etc. Ils ne disparaissent pas dans l’air, même une fois le jeu terminé. Ils restent en nous, drainent notre énergie positive, nous privent de sommeil et, comme des bombes à retardement, attendent d’exploser à un autre moment, à un autre endroit, souvent sur la mauvaise personne … De fait, chacun a peu ou prou gagné un timbre qui le poussera à entrer dans un autre jeu. C'est probablement ce qui est la cause de ce que P.-C. Racamier a développé sous le nom de "mouvements pervers" et qu'un Agoravoxien décidément très inspiré par le sujet des pervers narcissiques attribue à ce qu'il appelle des "psycho-virus".
 

Formule : A + PF = R > E > S > BF

 
Le Jeu est lancé par une Accroche faite par un joueur et qui vise le ou les Points Faibles d’un ou plusieurs autres joueurs potentiels qui sont alors hameçonnés. Le joueur initial espère obtenir ainsi une Réaction qui déclenche une Escalade (surprise, expressions du visage) éventuellement un Switch ou plus (renversement de rôles) pour aboutir sur le Bénéfice Final escompté plus ou moins consciemment. Le jeu commence à tourner en rond quand un des joueurs change de rôle, ce qui veut dire qu’il passe d’un des rôles PSV à un autre.

Il y a beaucoup de jeux de Triangle Dramatique dans lequel une Victime demande au Sauveur de l’aide seulement pour passer rapidement au Persécuteur et prouver au Sauveur qu’il n’est pas si futé. Pourquoi ? Il y a sans doute une rancœur chez les joueurs Victimes parce qu’ils se sentent obligés de demander de l’aide et que leur Sauveur ne les a pas aidés exactement comme ils l’avaient secrètement désiré, entre autres nombreuses raisons.
Il y a des niveaux d’intensités différentes pour les drames qui se jouent dans le triangle : dans des situations sans grande conséquence, nous entrons dans le triangle avec de bonnes intentions initiales qui se transforment généralement en désastres ! Le triangle est alors le résultat de la maladresse, de la confusion, de la recherche d’une solution trop facile ou trop rapide à un problème. Selon la théorie, nous jouons non seulement pour des gains inconscients, mais également pour empêcher les autres de gagner ; ce qui, au bout du compte, revient au même.

 

En guise de conclusion, une question à partir d'un cas d'école  : Qui est qui ?

La violence des riches atteint les gens au plus profond de leur esprit et de leur corps » par Monique Pinçon-Charlot 

« Travaillant pour elle seule, exploitant pour elle seule, massacrant pour elle seule, il est nécessaire [à la bourgeoisie] de faire croire qu’elle travaille, qu’elle exploite, qu’elle massacre pour le bien final de l’humanité. Elle doit faire croire qu’elle est juste. Et elle-même doit le croire. M. Michelin doit faire croire qu’il ne fabrique des pneus que pour donner du travail à des ouvriers qui mourraient sans lui  ». (Paul Nizan, cité par Monique Pinçon Charlot)

« C’est pour cela que cette classe est tout le temps mobilisée : les riches ont sans cesse besoin de légitimer leur fortune, l’arbitraire de leurs richesses et de leur pouvoir. Ce n’est pas de tout repos ! Ils sont obligés de se construire en martyrs. Un pervers narcissique, un manipulateur, passe en permanence du statut de bourreau à celui de victime, et y croit lui-même. C’est ce que fait l’oligarchie aujourd’hui, par un renversement du discours économique : les riches seraient menacées par l’avidité d’un peuple dont les coûts (salaires, cotisations...) deviennent insupportables. On stigmatise le peuple, alors que les déficits et la dette sont liés à la baisse des impôts et à l’optimisation fiscale. » (Monique Pinçon Charlot)

 

Extrait de l'interview disponible sur le site Bastamag.net réalisée par Agnès Rousseau, de Monique Pinçon-Charlot pour son livre coécrit avec Michel Pinçon.

 

Ps. On trouvera un excellent article consacré à la présentation du Triangle de Karpman dans le magazine "Le Cercle psy" n°27 de ce mois de décembre.


Lire l'article complet, et les commentaires