« Le village englouti », en écho ŕ Pierre Lemaitre

par Fergus
mercredi 15 mars 2023

Il y a quelques semaines a été édité chez Calmann-Lévy le nouvel opus de Pierre Lemaitre : Le silence et la colère, deuxième volet d’une trilogie en cours intitulée Les années glorieuses. Dans cet excellent roman, l’écrivain – prix Goncourt 2013 pour le génial Au revoir, là-haut – aborde plusieurs thèmes dont l’action se situe dans la France des années 50. L’auteur évoque notamment la condition féminine durant ces années d’avant IVG, mais aussi l’imminente mise en eau d’un barrage hydroélectrique au désespoir des habitants d’un village condamné à la submersion. Le texte qui suit a été publié sur AgoraVox en 2009, j’ai choisi de le remettre en ligne parce qu’il résonne en écho au roman de Lemaitre, et sans doute également aux souvenirs de quelques lecteurs...

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Le vertige saisit le vieil homme sans crier gare. Les monts alentour se mettent à danser avant de disparaître à sa vue, brouillés par un voile rouge. Ses jambes faiblissent puis cessent de le porter : l’homme tombe lourdement assis sur un muret de pierre couvert de boue séchée. Sa pipe roule sur le sol craquelé. Le visage grave, une adolescente se précipite. Elle s’assied à côté du vieil homme et lui saisit la main après avoir ramassé sa pipe.

─ Ça va, papy ? demande-t-elle d’une voix douce où perce l’inquiétude.

L’homme ne répond pas. Durant un long moment, il reste prostré, incapable de bouger, incapable de penser. Puis le calme revient progressivement. Les jambes se raffermissent. Le voile rouge s’estompe, puis disparait. Les collines cessent de danser, et le grand roc de granit se stabilise au-dessus de la vallée. L’homme recouvre sa sérénité.

─ Ça va mieux, papy ? Tu m’as fait une de ces peurs.

─ Bah ! Ce n’était qu’un simple étourdissement. La chaleur sans doute. Ou l’émotion, va savoir ! Mais ne t’inquiètes pas, petite, il en faut beaucoup plus pour m’abattre…

L’homme s’éponge le front. Puis il laisse parler ses souvenirs : 

─ Tu vois, Claire, nous sommes au cœur du village. Regarde l’église. Le curé était un homme de nos montagnes, fort en gueule et dur au mal. Le pauvre est mort depuis longtemps. Mais je le revois comme si c’était hier. Chaque dimanche, il nous adressait un sermon édifiant, mais pas toujours très adroit, l’éloquence n’était pas son fort. Son sermon terminé, il laissait s’écouler quelques secondes avant de nous asséner de sa voix tonitruante : « Méditez donc cette histoire, ça vous changera des pitreries de Zappy Max ou des aventures de la Famille Duraton. Et soyez un peu moins pingres que d'habitude lors de la quête ! »

Claire sourit.

─ Ce devait être un brave homme, ce curé.

─ Sûr que c’était un brave homme, toujours prêt à donner un coup de main aux paysans en difficulté ou à partager sa soupe avec les indigents… Sûr aussi que c’était un bien médiocre curé en regard des canons de l’Église. Un curé dont la foi avait chancelé au fil du temps devant le spectacle des misères du monde et l’hypocrisie de sa hiérarchie. Un curé dont le sacerdoce avait, au grand dam de l’Évêché, progressivement banni la plupart des bondieuseries pour s’en tenir au message d’humanisme des premiers temps de la chrétienté. Une sorte de curé rouge, version rurale. Un brave type comme on aimerait en rencontrer plus souvent.

Surgi de nulle part, un chien de berger noir et blanc zigzague sur le sol boueux de la place en reniflant le sol. Claire et son grand-père le voient disparaître derrière un mur effondré. Un couple de chocards s’envole en protestant.

─ La mairie-école, précise le vieil homme en désignant la bâtisse. Au rez-de-chaussée cohabitaient : à gauche le bureau du maire et le secrétariat, à droite la salle de classe. À l’étage, desservis par un escalier commun, se trouvaient la salle du Conseil et le logement de l’enseignant. De mon temps, l’école était bien modeste avec sa classe unique et, au plus fort de sa fréquentation, une quinzaine d’élèves. La dernière institutrice du village était une jeune et jolie citadine. C’était son premier poste. Elle avait pris la relève d’un vieux maître bourru parti se retirer au soleil du Midi. Au début, ça n’a pas dû être facile pour elle, dans ce pays où les milans sont plus nombreux que les hommes. Mais à force d’opiniâtreté elle a réussi à imposer sa personnalité, faite de gentillesse et de fermeté, aussi bien aux élèves qu’aux parents.

─ Jeune et jolie, les garçons devaient lui tourner autour, observe Claire.

Le vieil homme lance un regard amusé à l’adolescente.

─ Je sens que tu parles d’expérience, petite, répond-il en observant les joues rosies de Claire. Il y avait effectivement dans la commune quelques célibataires qui rêvaient d’être son galant. Moi-même si j’avais eu quelques années de plus, mais je n’étais alors qu’un galopin boutonneux… En fait, le seul prétendant sérieux était le secrétaire de mairie, un jeune paysan progressiste. Intelligent et plutôt beau gars, celui-là possédait en outre sur les autres l’avantage de croiser l’institutrice lorsqu’il se rendait à la mairie pour des démarches administratives. Ces deux là sont sortis ensemble à quelques reprises pour aller danser sur les parquets-salons lors des fêtes votives ou dans ces discothèques qui commençaient à s’implanter ici et là en drainant la jeunesse à des dizaines de kilomètres à la ronde. Au final, l’institutrice n’a pas épousé le secrétaire de mairie, les événements en ont décidé autrement. Elle a été mutée à l’autre bout du département. J’ignore ce qu’elle est devenue.

Le vieil homme s’interrompt à nouveau pour s’essuyer le front. Tandis qu’il range son mouchoir, le chien réapparait. Après un temps d’hésitation et quelques nouveaux zigzags, il se dirige vers une grande maison appareillée de gros blocs de granit.

─ Celui-là sait renifler les bonnes adresses, commente le grand-père, voilà qu’il file au bistrot !

─ C’était important le café, à ton époque ? demanda Claire.

─ Et comment ! C’était le lieu de vie du village, avec ses piliers habituels comme partout. Mais il ne prenait sa véritable dimension que le dimanche…

Le papy marque une pause. Un visiteur orange et noir vient se poser quelques instants sur sa manche.

─ Regarde ces couleurs, Claire, ce papillon est une vanesse. Il est magnifique, n’est-ce pas ?

La jeune fille approuve d’un hochement de tête.

─ C’est pourtant un papillon très commun… Où en étais-je ?

─ Tu parlais du café...

─ Ah oui, le café... La messe terminée, la plupart des familles se retrouvaient au bistrot : hommes, femmes et enfants, tous endimanchés. Une routine comme une autre, bien loin de l’aventure que pouvait alors constituer huit jours de vacances à Palavas ou Biscarosse, des lieux à peu près aussi exotiques pour les autochtones que la muraille de Chine ou les Pyramides d’Égypte.

─ Là, tu exagères, papy.

─ À peine, ma petite Claire. N’oublie pas que les gens d’ici étaient rivés à la terre par les contraintes agricoles, et surtout les soins quotidiens aux bêtes. Alors ils bougeaient peu, excepté les garçons qui voyaient un peu de pays lors du service militaire. Pour les autres, s’aventurer jusqu’à la Préfecture était déjà un événement. Les plus audacieux montaient une ou deux fois durant leur existence dans la capitale pour le Salon de l’Agriculture ou la Foire de Paris. Quelques-uns faisaient le pèlerinage de Lourdes… En quelques décennies, tout cela a naturellement beaucoup évolué, y compris dans les campagnes les plus reculées. La plupart des jeunes paysans travaillent désormais en GAEC, en association si tu veux, ce qui leur permet d’établir des roulements et de profiter eux-aussi de quelques congés sacrément bien mérités.

L’adolescente, habituée aux voyages lointains, hoche la tête en guise d’approbation. 

─ Mais dis-moi, papy, pour en revenir au bistrot, il n’y avait jamais de dispute ?

─ Des disputes ? Bien sûr qu’il y en avait, et parfois des sévères. Le plus souvent pour des rivalités familiales, mais aussi pour des différends de nature politique.

─ Politique ? s’étonne Claire. Dans un si petit village ?

─ De politique nationale, évidemment pas : ici, tout le monde était sensiblement du même bord. Je te parle de politique communale, et Dieu sait si les élections municipales ont souvent donné lieu à de vifs débats. C’est qu’à la clé, il y avait le contrôle du budget et la possibilité, pour l’équipe en place, de conduire à sa guise les investissements de la commune. Avec le plus souvent un petit coup de pouce pour les alliés. Tu n’imagines pas l’importance que peut revêtir une adduction d’eau ou le goudronnage d’un chemin rural. Raison pour laquelle le patron du bistrot n’a jamais pris parti pour un clan ni figuré sur la moindre liste électorale.

Le soleil commence à décliner. Le chien s’en est allé. Dans le ciel, un petit rapace bat des ailes en vol stationnaire. Claire le désigne du doigt.

─ C’est quoi, papy ? Une buse ? Un milan ?

Le vieil homme affiche un air faussement sévère.

─ Ni l’un ni l’autre, petite citadine ignorante, la buse est nettement plus grande, et le milan possède une queue fourchue. Mais surtout, aucun des deux ne pratique le surplace. Pas plus que les autres espèces de rapaces d’ailleurs. Ce genre d’acrobatie est réservé à quelques faucons. Celui-ci est un faucon crécerelle. Tel que tu le vois, on dit qu’« il vole en Saint-Esprit » pour scruter le sol à la recherche d’un mulot ou d’une musaraigne. Mais il m’étonnerait fort qu’il trouve une proie dans ce désert de boue.

Comme pour lui donner raison, l’oiseau file vers les hauteurs. L’homme le regarde s’éloigner puis disparaître derrière la crête. Son regard revient sur l’espace lunaire qui les entoure.

─ La population du village a suivi le même chemin que ce faucon ! Il y a un demi-siècle…

Un étau bloque soudain la gorge du vieil homme. Ses yeux s’embuent. Sans dire un mot, il récupère sa pipe et entreprend de la bourrer pour masquer son émotion. Claire, respectueuse du trouble de son grand-père, le laisse faire en silence. Elle même ressent un malaise indéfinissable devant le spectacle qui s’offre à sa vue. Elle promène son regard sur ce qu’il reste du village. Devant elle, tout n’est que ruines et désolation. À son côté une allumette craque. L’odeur âcre du tabac l’enveloppe.

─ Eh oui, ma petite Clairette, il y a un demi-siècle que le barrage a été mis en service. Un demi-siècle que le village est mort, noyé sous des centaines de millions de mètres cube d’eau. Tous les toits avaient été préalablement détruits pour éviter la formation de remous à la surface du lac en cas d’effondrement. Pour la même raison, le clocher de l’église avait été abattu par les grues et les bulldozers. Seul le vieux pont de pierre à l’entrée du bourg a été préservé, comme tu as pu le constater. Quant aux moignons noirâtres qui émergent ici et là de cette gangue de boue craquelée, c’est tout ce qu’il reste des frênes. Durant l’été, des petits paysans comme moi montaient en rigolant les ébrancher à la serpe pour nourrir les chèvres. Le village de ces gosses a été englouti pour servir le progrès. Une bonne cause naturellement. N’empêche, EDF a tué une part de leur enfance…

Le vieil homme se lève, imité par l’adolescente. Tous deux reprennent le chemin de la colline en écrasant sous leurs pas les galettes de boue séchée. Dans trois semaines, la maintenance terminée, les techniciens remettront progressivement le barrage en eau. Le village disparaîtra à nouveau au fond d’un gouffre noir et glacé. 10 ans s’écouleront avant le nouvel assèchement du lac.

Parvenus à la limite de la végétation, l’homme et la jeune fille s’arrêtent sous le couvert des hêtres pour contempler une dernière fois le site. À quelques pas de là, une colonie de grillons donne un concert. Un peu plus haut, les sonnailles d’un troupeau animent les pâturages.

─ Toi qui raconte bien les histoires, papy, je crois que tu devrais écrire celle de ton village pour redonner vie à ses habitants.

Le vieil homme passe un bras autour des épaules de sa petite fille. Il la presse contre lui. Sans dire un mot : sa gorge serrée le lui interdit.

*****

Cette nouvelle a été écrite en hommage à tous les habitants déracinés des villages et hameaux de France engloutis par la mise en eau d’un barrage, avec une pensée particulière pour ceux de Mallet (Cantal), noyé en 1959 sous les eaux du barrage de Grandval édifié en travers de la Truyère.

Autres villages et hameaux engloutis : Bairon-Mont-Dieu (barrage de Bairon, 08) ; Castillon (barrage de Castillon, 04) ; Chambod (barrage d’Allement, 01) ; Champaubert-aux-Bois, Chantecoq et Nuisement-aux-Bois (barrage du Der, 51) ; Les Salles-sur-Verdon (barrage de Sainte-Croix, 83) ; Naussac (barrage de Naussac, 12) ; Nauzenac (barrage de l’Aigle, 19) ; Port-Dieu (barrage de Bort-les-Orgues, 19) ; Ravièges (barrage de La Salvetat, 34) ; Roselend (barrage de Roselend, 73) ; Savel (barrage de Monteynard, 38) ; Savines et Ubaye (barrage de Serre-Ponçon, 05) ; Tignes (barrage de Tignes, 74).


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