Les ariens, les cathares et nous

par Estelle Floriani
lundi 28 novembre 2022

 

Parmi les différentes hérésies qui ont attaqué l’Eglise catholique au cours de son histoire, seul l’islam (1) et évidemment « la phase moderne », l’hérésie totale de la fin des temps, constituent de nos jours une menace. Tel est le point de vue d’Hilaire Belloc, historien anglais du XXème siècle, exprimé dans son essai « Les grandes hérésies » (2). Pourtant, les deux hérésies anciennes qu’il analyse aussi dans son livre, l’arianisme et le catharisme, ne se contentent peut-être pas de prendre la poussière sur les étagères des bibliothèques. Sous de nouvelles formes, ne sont-elles pas toujours agissantes aujourd’hui ? 

 

L’historien, dans un même geste net et vigoureux, nous décrit la naissance, l’évolution et pour certaines d’entre elles la mort des hérésies. Il les saisit dans toute leur épaisseur : culturelle, sociale, géopolitique, militaire, économique et, c’est ce qui m’intéresse le plus ici, philosophico-théologique et civilisationnelle. 

 L’arianisme.

L’hérésie arienne doit son nom à d’Arius, prêtre africain de langue grecque qui la professa vers les années 300.

Pour la comprendre, il faut déjà avoir à l’esprit la conception que l’Eglise catholique se fait de la nature du Christ, et son dogme de l’Incarnation. Le Christ, affirme-t-elle, est indubitablement un homme, et comme tout homme est né, a vécu et est mort. Mais elle proclame aussi qu’il est Dieu, incarné en homme. Le Christ catholique a donc deux natures : il est vrai Dieu et vrai homme. Il n’est ni un demi dieu, ni un surhomme, comme l’on peut en trouver légion dans les mythologies païennes.

L’ennui, c’est que cet enseignement ouvre sur un mystère impénétrable : deux natures dans une seule personne, c’est vertigineux pour la raison. Or l’esprit humain en général, et pas seulement celui de Descartes, aime à maîtriser ses idées. Il répugne souvent à être dépassé. En l’espèce, il ne manqua pas de gens raisonnables pour professer que le Christ était seulement un homme, avec des pouvoirs extraordinaires. D’autres pour dire qu’il était Dieu, avec une apparence humaine. L’arianisme, récapitula toutes ces théologies en professant ceci : « Jésus-Christ avait toute l’essence divine qu’on pouvait prêter à une créature, cependant il restait une créature.  » Arius « était prêt à concéder au Christ toutes sortes d’honneurs et de révérences, mais il se refusait à lui reconnaître sa pleine nature divine. » (3). Ces honneurs n’étaient pas petits, en effet  : « suprême agent de Dieu, un démiurge, (…) la toute première des émanations de l’Omnipotent », et autres « éminences possibles et imaginables » (4).

Passons sous silence les analyses de Belloc sur les lobbies puissants de l’époque qui soutinrent l’arianisme - l’armée, les aristocraties anciennes de l’Empire -, si ce n’est pour relever qu’il était branché à l’époque de se dire arien. Cela vous distinguait de la plèbe, en grande partie fidèle au catholicisme, en vous rangeant parmi les héritiers d’une haute culture païenne. Un petit peu comme pendant les guerres de Vendée, les grands bourgeois des villes, lecteurs des « philosophes » des Lumières, agitaient le drapeau de la Révolution pour ne pas ressembler aux paysans superstitieux et obscurantistes ; ou comme aujourd’hui il est beaucoup plus classe, dans les dîners en ville, de se dire bouddhiste que de se dire catholique.

Plus intéressante, à mon avis, est cette courte remarque : « Si ce courant animé par le rejet de la pleine divinité de Jésus-Christ l’avait emporté, l’ensemble de notre civilisation eût changé de visage. (…) de telles entreprises (…) conduisent infailliblement à la perte de ce lien direct entre Dieu et la nature humaine signifié par l’Incarnation. La dignité humaine est abaissée, l’autorité du Christ est affaiblie : il apparaît de plus en plus comme un homme, voire comme un mythe. » (5). Bref, notre civilisation serait redevenue païenne beaucoup plus tôt qu’aujourd’hui.

« Dépose tes colliers, fier Sicambre »

Me touche particulièrement ceci : « La dignité humaine est abaissée, l’autorité du Christ est affaiblie ». Cela renvoie à la question du pouvoir : comment une religion ou une philosophie permet - ou non - de protéger la dignité et la liberté de chacun, malgré les autorités auxquelles il est relié. Belloc ne développe pas cette problématique, mais m’a motivée pour extraire de ma bibliothèque et ouvrir le Clovis de Michel Rouche (6), qui m’avait passionnée dans ma jeunesse. Clovis, celui qui sauva l’orthodoxie catholique de l’arianisme dans la partie occidentale de l’Empire. On le sait, le fier Sicambre déposa humblement ses colliers – amulettes, supports de puissance sacrée - avant de recevoir l’eau du baptême. Ce faisant, il renonçait à la puissance du dieu Wotan, pour se livrer au pouvoir d’un étrange dieu qui « n’est point celui de la force magique, mais d’un amour offert et accepté » (7).

Cet abandon déraisonnable et politiquement hardi, voire téméraire, lui aurait été épargné, selon Michel Rouche, par l’arianisme : « la tentation arienne était celle de la facilité en raison du syncrétisme de cette position intellectuelle qui renforçait les pouvoirs païens du roi. » (8).

Pourquoi ? Ici, il faut raisonner serré : lecteur, accroche-toi ! D’abord, qu’en est-il du rapport entre les hommes et l’autorité divine ? Si le Christ n’est ni homme, ni Dieu, ce ne peut être en lui, dans une même personne, que Dieu s’unit à l’homme. « Il y a donc une coupure radicale entre Dieu, le Christ, avec ses grands pouvoirs d’un côté, et les hommes de l’autre. » (9). L’on aboutit ainsi à l’existence d’une divinité solitaire, toute puissante.

A l’inverse, le dogme de l’Incarnation présente un dieu qui, dans le Christ, se laisse librement tuer, épouse totalement la faiblesse humaine.

D’un côté la soumission à une toute puissance, de l’autre l’alliance avec un Amour qui rejoint des libertés.

Pour ce qui concerne le pouvoir politique, les conséquences sont capitales. Selon l’idéologie royale en régime catholique, surtout dans sa version médiévale, le monarque est christique. (J’ai bien écrit : selon l’idéologie, et malgré les tendances tyranniques que l’on pourra dénoncer chez tel ou tel roi de notre histoire, bien entendu). Cela signifie d’abord que le roi doit imiter l’humilité de Jésus, monté sur un ânon. Il doit être soumis à Dieu, mais aussi d’une certaine façon aux hommes, comme Jésus s’est fait serviteur de tous. La couronne d’épine vient s’ajouter à la couronne d’or, selon le geste bouleversant de Louis IX. Cela signifie aussi qu’en s’identifiant au Christ, le roi reste un homme, un pauvre homme parmi des hommes.

Un totalitarisme chrétien.

Au contraire, selon la conception arienne du pouvoir, au « Christ surhomme répond un roi tout-puissant. La liturgie arienne met d’ailleurs le roi à part : il communie toujours au sang du Christ dans un calice qui lui est spécialement réservé (…) Dans la Bible gothique comme dans la société, le Christ et le roi sont tous deux appelés frauja, en grec depotès, dont nous avons fait despote ! » (10.)

Notons aussi que le roi catholique est soumis au pouvoir spirituel de l’Eglise, qui le tient en lisière, tout en lui reconnaissant une autonomie dans le temporel. C’est la subordination sans confusion.

Par contre, le roi arien, avant les princes protestants, était chef de son église.

En somme, il « conservait tous ses pouvoirs, s’identifiait à l’Eglise, rassemblant ainsi en sa personne tous les pouvoirs, humains et divins, de coercition possibles. Au fond, l’arianisme était un totalitarisme chrétien. » (11).

L’idée d’un surhomme, d’un demi dieu, d’une entité grandiose à laquelle on prête « tous les attributs divins, la divinité exceptée » (12) n’a évidemment pas disparu avec l’arianisme. Elle a même connu un notable regain de santé depuis l’avènement de la modernité. Elle prend des formes variées, idoles toutes plus ou moins assoiffées de sang : Nation, Déesse raison, République, Prolétariat, Race supérieure, Démocratie. Et, depuis peu, jamais à court d’imagination, elle se fait machine dévoreuse d’âmes et de pensées : Noosphère, chère à Teilhard de Chardin (13) et à Google et, dernier avatar du surhomme, Trans-humanité.

Notons que toutes ces monstruosités englobantes sont servies - au point d’y être confondues - par des pouvoirs totalisants. Le prêtre Arius peut être fier : ses lointains disciples l’ont dépassé. 

Le retour de la gnose.

Albigeois, c’est ainsi que Belloc préfère appeler les cathares, fidèle en cela à la dénomination employée par l’Eglise pour désigner les hérétiques qui sévissaient en XIIème siècle dans le Midi de la France.

Je voudrais souligner seulement deux points.

D’abord, la profondeur métaphysique, non pas tellement du catharisme lui-même, mais de la question à laquelle il tente de répondre. Profondeur, et en même temps pourrait-on dire banalité, puisqu’elle interpelle tout le monde, ou presque, « jusqu’aux personnes jeunes et innocentes » (14). C’est tout simplement ceci : pourquoi souffrons-nous ? Pourquoi devrons-nous mourir ?

La réponse la plus simple, et la plus minable, consiste à évacuer la question. Remarque personnelle : c’est toute la tâche des sociétés occidentales contemporaines, qu’elles accomplissent efficacement.

Une autre est la philosophie de l’absurde. (La même année où Belloc publiait son essai, Sartre commettait La nausée.)

Plus nobles, selon l’auteur, sont le stoïcisme - « Encaisse avec le sourire » (15) - en Occident, et le bouddhisme - « Dissout ton égo » - en Asie.

La gnose, dont la doctrine des albigeois est la version médiévale en Europe, est encore une autre voie.

Le raisonnement est à peu près le suivant : puisque l’homme, malgré son désir du bien, est inévitablement conduit à mal agir la plupart du temps, il faut que le mal soit une chose toute-puissante. En fait, il y a un dieu du mal, comme il y a un dieu du bien. Du premier provient le monde matériel, les corps et leurs désirs, la souffrance ; du second le monde spirituel, les âmes, la félicité.

Inutile de préciser qu’une telle doctrine contredit à angle droit le catholicisme, pour lequel le Dieu unique et créateur de l’univers visible et invisible est bon, et que toute sa création – y compris bien sûr la matière et la chair - est bonne.

Passionnante est l’évocation par Belloc des conséquences pratiques d’une telle vision du monde.

Paradoxalement de la part de ces assoiffés de pureté spirituelle que sont les cathares, elle peut déboucher sur une profusion d’actes délibérément commis pour faire le mal : « puisque nous étions tous sous l’emprise d’une force aussi irrésistible que celle du bien, il était vain de chercher à y résister ; d’ailleurs, les actes en question n’étaient-ils pas en fin de compte soit inéluctables, soit tout simplement dérisoires ? » (16) L’on pense aussitôt à un certain marxisme, certes aujourd’hui démodé, condamnant l’oppression universelle, loi de l’Histoire, mais applaudissant à la dictature féroce – inéluctable - du prolétariat. Ou à un certain libéralisme mâtiné de darwinisme qui, prenant pour acquis que l’humanité est le champ de bataille de la sélection naturelle, estime légitime que les plus doués et les plus travailleurs s’abstiennent de toute charité envers les « pilleurs », « poux », « imitations d’humains », « lie » « vermine » ou « zombies », selon les doux mots d’Ayn Rand (promotrice de « l’éthique de l’égoïsme »), et autres « parasites » qui ne produisent pas la richesse. Ou encore, moins sophistiquées, les bravades entendues tous les jours au bistrot de mon quartier : « de toute façon le monde est totalement pourri, alors autant s’y vautrer franchement ». J’allais oublier ceux qui insultent le mâle blanc et tout ce qu’il a produit, jusqu’à vouloir allumer des bûchers avec l’œuvre de Platon - au nom de l’antiracisme.

Toute naissance est une mauvaise nouvelle.

Autre attitude : le sexe, le vin, les viandes grasses et la joie des banquets sont des abjections. Version actuelle : le sexe est un rapport de domination patriarcale, le vin conduit aux violences conjugales, et la consommation de viande participe à la cruauté du monde.

Ou encore : le refus de procréer. Parfaitement logique puisque toute naissance est une mauvaise nouvelle, un être de chair qui vient ajouter sa présence au malheur du monde. Aujourd’hui : l’homme - animal dépravé dont l’alimentation, la respiration, la défécation, et le rejet de Co2 et de plastique polluent le monde - mérite son extinction.

Bien sûr, dira-t-on, ces excès délirants restent marginaux. Et, globalement, notre modernité matérialiste valorise au contraire le monde, le seul en lequel elle croit, ses nourritures terrestres, le progrès de l’humanité vers un bonheur ici-bas - et d’ailleurs porte presqu’exclusivement son intérêt sur l’aménagement du monde par la technique.

Oui, mais justement. « La dynamique de transformation du monde par la technique moderne ne peut être vraiment saisie si l’on ignore, explique Olivier Rey, sa dimension spirituelle : le gnosticisme moderne, c’est la séparation de l’esprit et de la matière qui devient, au gré des moyens d’action conférés par la technique moderne, impérialisme de la volonté, impatience devant tout donné, désir illimité de maîtrise et de contrôle. » (17)

Le projet moderne n’est pas du tout matérialiste, il faut bien se le mettre dans la tête. Il est idéaliste. Il n’accepte pas le monde matériel, l’aime encore moins : il recherche l’accroissement infini de la puissance de l’esprit humain sur celui-ci.

Fabriquer de la viande artificielle, non animale donc plus propre ; déconstruire le masculin et le féminin, ainsi que la filiation biologique ; reprogrammer par l’ingénierie numérique et génétique, non plus seulement les plantes et les animaux, mais aussi l’homme, jusqu’à rêver de le faire quitter son corps mortel pour un cyber espace immortel ; n’est-ce pas reconnaître que le monde qui nous est donné, le monde naturel, est si irrémédiablement mauvais qu’il doive toujours être déconstruit, refabriqué, remplacé, fui ?

Bref, une « menace qui faillit bien dissoudre notre culture de l’intérieur » (18) a certes été anéantie par les chevaliers de Simon de Montfort en 1213 à Muret, près de Toulouse, mais l’indestructible esprit gnostique triomphe plus que jamais. 

 

 Notes :

  1. Voir mon article : https://beta.agoravox.fr/tribune-libre/article/l-heresie-islamique-245058
  2. Publié en 1938. Pour la traduction française : « Hilaire Belloc, Les grandes hérésies, Artège, 2022. »
  3. Ibid. p.66.
  4. Ibid. pp.67-68.
  5. Ibid. p.79.
  6. Michel Rouche, Clovis, Fayard, 1996.
  7. Ibid. p.264.
  8. Ibid. p.284.
  9. Ibid. p.265.
  10. Ibid.
  11. Ibid. p.266.
  12. Hilaire Belloc, ibid. p.66.
  1. « la Noosphère tend à se constituer en un seul système clos, −où chaque élément pour soi voit, sent, désire, souffre les mêmes choses que tous les autres à la fois. Une collectivité harmonisée des consciences, équivalente à une sorte de super-conscience » (Teilhard de Chardin, Phénomène humain, 1955, p.279).
  2. Hilaire Belloc, ibid. p.155.
  3. Ibid. p.156.
  4. Ibid. p.158.
  5. Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014, p. 221.
  6. Hilaire Belloc, ibid. p.171.

 


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