Les enjeux internes au socialisme soviétique né de la Première Guerre mondiale

par Michel J. Cuny
vendredi 31 janvier 2020

En dehors de la lutte internationale dans laquelle la jeune Union soviétique a été emportée dès sa naissance en octobre 1917 jusqu’au paroxysme de l’attaque hitlérienne en 1941, il nous faut considérer les difficultés spécifiques du passage au socialisme qu’elle a connues à l’intérieur d’elle-même.

Le premier point à souligner se trouve dans cette phrase prononcée le 6 février 1921 par Vladimir Ilitch Lénine lors de son discours devant le IVème Congrès des ouvriers de la confection de Russie :
« […] il est impossible de vaincre intégralement le capital dans un seul pays. » (Vladimir Ilitch LénineŒuvres, tome 32, etc., page 115.)

Les spéculations frauduleuses dont nous avons vu un Alexandre Barmine se plaindre comme appartenant intrinsèquement à la nouvelle politique économique impulsée par l’État des Soviets avaient en réalité mené grand train tout au long de la Première Guerre mondiale et s’étaient accentuées du fait de l’effondrement politique et militaire de tout le pays, tandis que la mise en place de la dictature du prolétariat ouvrier ou paysan n’y avait elle-même remédié que par les contraintes du communisme de guerre qui ne pouvaient avoir qu’un temps sauf à déchirer irrémédiablement le tissu social…

Un an avant de devoir admettre qu’en l’absence d’un développement révolutionnaire avéré, en Allemagne principalement, le capitalisme ne pourrait être démoli que très partiellement en Union soviétique, Lénine avait déclaré, lors du IIIème Congrès des syndicats de Russie (7 avril 1920) que…
« Les anciennes habitudes petites-bourgeoises de gérer pour son compte personnel et d’affermir la liberté du commerce sont plus fortes que nous. » (Vladimir Ilitch LénineŒuvres, tome 30, etc., page 525.)

Du côté de l’économie, la pression paraissait devoir être irrésistible. Seule la force politique du prolétariat rassemblant ouvriers et paysans pauvres permettrait de sauver les acquis de la révolution.

Ainsi, un fait était-il certain, de même que la question qu’il ne pouvait manquer d’emporter avec lui :
« Nous tenons depuis deux ans, mais à quel prix ? » (Idem, page 526.)

D’une certaine façon, il y avait là l’anticipation de ce que l’Union soviétique allait devoir endurer une vingtaine d’années plus tard face à l’envahisseur soviétique :
« À l’heure actuelle, cela veut dire que la famine de la classe ouvrière s’est accrue. En 1918 et 1919, les ouvriers de l’industrie d’État n’ont touché que 7 pouds de blé par tête, alors que les paysans des provinces productrices en avaient 17. Sous le tsar, le paysan disposait de 16 pouds dans le meilleur des cas ; sous notre régime il en a 17. Les statistiques le prouvent. Le prolétariat a connu deux années de famine, mais cette famine a démontré que l’ouvrier sait non seulement sacrifier ses intérêts corporatifs, mais aussi donner sa vie. » (Idem, pages 526-527)

Il ne s’agissait donc pas, ainsi qu’Alexandre Barmine en donnait le triste exemple, de souligner la situation difficile des membres du parti communiste pour aller ensuite leur proposer de jalouser les spéculateurs… Il fallait poser la question du rapport de force entre la révolution tendant au socialisme et la volonté des petits bourgeois paysans de revenir à la liberté du commerce en un temps où les pénuries leur offraient une excellente chance de faire fortune sur la misère ambiante…

Toutefois, Lénine était parfaitement placé pour voir que le parti communiste lui-même se trouvait dans une situation extrêmement difficile, et ceci jusqu’au plus profond de lui-même peut-être…

Dans un article publié le 21 janvier 1921 par la Pravda sous le titre « La crise du parti  », il écrivait :
« Il faut avoir le courage de regarder l’amère vérité en face. Le parti est malade. Le parti frisonne de fièvre. Toute la question est de savoir si la maladie n’a frappé que les « dirigeants enfiévrés », et peut-être même seuls ceux de Moscou, ou si elle a atteint tout l’organisme. » (Vladimir Ilitch LénineŒuvres, tome 32, etc., page 36.)

Et de façon pressante, il ajoutait :
« Il faut que tous les membres du parti se mettent à étudier avec un absolu sang-froid et la plus grande attention 1) le fond des divergences, 2) l’évolution de la lutte dans le parti. » (Idem, page 36. C’est Lénine qui souligne.)

Cette question de l’étude, quel qu’en soit l’objet, est une sorte de leitmotiv chez le Lénine des toutes dernières années.

Ainsi, au-delà de la question économique et de la question politique, les rapports de classe posent la question du savoir… d’un savoir qui doit se développer à l’intérieur du parti du prolétariat ouvrier et paysan et pour l’irriguer dans son ensemble à partir de ce que les militants sont capables d’y instiller à force d’y réfléchir eux-mêmes en quelque point qu’ils puissent se situer de l’activité révolutionnaire.

Lénine sait que la population nouvellement soviétique part de très bas. Il l’exprimera d’une façon très touchante le 21 mars 1922 dans la Préface qu’il rédige pour le livre de I. StepanovL’électrification de la R.S.F.S.R. en fonction de la phase transitoire de l’économie mondiale :
« Nous sommes des gens pauvres et incultes. Ce n’est pas grave, si seulement on comprend qu’il faut étudier. Si seulement on désire étudier. Si seulement on saisit clairement que l’ouvrier et le paysan ont besoin maintenant d’étudier non pas pour apporter des « avantages » et des profits aux grands propriétaires fonciers et aux capitalistes, mais pour améliorer leur propre vie.  » (Vladimir Ilitch LénineŒuvres, tome 33, Éditions sociales 1963, pages 248-249. C’est lui qui souligne.)


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