Les foules, les clans, les partis et la Raison
par Jacques-Robert SIMON
dimanche 24 décembre 2017
Il est impossible d’être raisonnable, animé par la raison, et nombreux. Gustave Le Bon (1841-1931) le savait déjà et constatait « l'extrême infériorité mentale des foules, y compris les assemblées d'élite, » Qu’en est-il aujourd’hui ?
Pour les assemblées humaines, les interactions avec autrui peuvent être classées sous les termes généraux Haine et Amour. En faisant montre de l’un ou l’autre de ces sentiments, les correspondants excités vont renforcer le sentiment de l’excitateur. Toutefois, haine et amour induisent des phénomènes de rétroaction de bien différente ampleur : la haine est bien plus efficace que l’amour pour conforter le sentiment initial et ainsi le propager.
Haine et amour sont des sentiments élémentaires omniprésents dans la Nature : l’homme doit protéger, chasser, dominer grâce à la première, la femme sait faire montre d’une extrême sollicitude pour ses enfants grâce à la seconde. Cette séparation des sentiments selon le sexe s’est révélée essentielle pour la survie et l’évolution de l’espèce humaine. L’amour maternel, même si il ne prête pas forcément à une rétroaction qui le renforcerait, prend tout son effet à long terme, de la naissance de l’enfant jusqu’à son essor. Les pulsions guerrières sont elles immédiates et retombent rapidement le combat fini.
L’instinct et la réflexion relèvent des mêmes mécanismes et ne doivent pas être opposés ; ils somment besoins naturels (faim, soif, sexe…) et expériences du vécu. Pour un individu donné, seul le temps de réponse à la stimulation diffère. Pour les foules, les réponses dépendent de la connectique entre individus. Dans la quasi-totalité des cas, les connexions entre individus favorisent l’émoi, l’instant et font se perdre les aspects essentiels de la réflexion qui, par essence, demandent du temps et d’une bonne capacité d’analyse. Les foules en conséquence ont d’immenses difficultés à discerner la vérité de l'erreur, de faire preuve d’esprit critique, de pondération, d’intelligence et plus généralement d’amour. Même les professionnels de la charité et de la compassion, une fois unis au sein d’une meute, peuvent devenir d’horribles mercenaires.
Les communications grâce à des messagers pédestres, puis à cheval, le télégraphe, le téléphone portable, internet ont changé le nombre d’excités sans modifier d’une quelconque façon les processus liés à la dualité amour-haine et les constantes de temps différentes qui leur sont associés. Les voies d’éducation permettant la réflexion n’ayant pas progressé à la même allure, la plupart des événements sont commentés du seul point de vue émotionnel.
Si l’émotion restait aux mains des amateurs ou des amatrices, le mal ne serait que limité, mais les dirigeants des plus illustres Nations se flattent de s’adresser à leurs « peuples » avec les moyens les plus modernissimes de la communication avec lesquels, en une fraction d’instant, quelques millions, voire davantage, d’individus sont renseignés de leurs états d’âme créant des crises contre lesquelles aucune raison ne peut lutter. On élimine de cette façon des candidats aux élections, des humoristes, des journalistes…
« Qui connaît l'art d'impressionner l'imagination des foules connaît aussi l'art de les gouverner. » Les quelques éléments rassemblés dans les lignes qui précédent sont bien évidemment connus des dirigeants même modestes et ils se font fort d’en tirer avantage pour eux, leurs proches, leurs communautés et même, pour les plus hardis, pour la planète toute entière. Les médias sont devenus de simples courroies de transmission entre une élite dominante et leurs obligés. Pour trouver des îlots de rationalité dans un océan d’informations entachées d’affectifs, il faut beaucoup du temps dont on manque déjà tant. Les journalistes font part de leur opinion plutôt que de leur analyse en arguant du fait qu’une pure objectivité ne peut pas exister, ce qui est d’autant plus vrai que l’on n’essaie pas.
Mais les émois de l’instant avivent avec plus d’efficacité les mouvements de foule destructeurs que ceux qui permettent de bâtir un futur, un futur pour tous s’entend. Par voie de conséquence, le pouvoir exercé se veut planétaire, unique et définitif. Construire des salles de tortures, des stades pour rassembler d’éventuels émeutiers et autres édifices utilisés par le passé pour mater les émeutes n’est plus nécessaire. Pour exister, pour avoir droit au chapitre, pour vivre politiquement, chacun×es doit lui-aussi créer l’émoi, éclabousser le réel de taches de sang, de terreurs ou au moins d’angoisses. À ce prix vous avez accès aux médias, aux réseaux sociaux, à la possibilité de former un groupe d’autant plus vaste que vos slogans seront éloignés de toute espèce de réalité. Les savants des époques dépassées, qui possédaient un savoir acquis au prix de nombreuses années d’efforts, ne sont plus consultés, ils ne sont même plus connus, ils ont été remplacés par des experts qui se plient aux désirs d’audience des milieux télévisuels, par quelques retraités ayant appartenu aux cercles plus ou moins proches des dirigeants, par quelques dizaines d’enseignants libres d’enseignement et soucieux de mettre en valeur leur école. En d’autres termes, la réflexion est remplacée par le réflexe : hors le libéralisme, terme qui recouvre simultanément une doctrine soucieuse des droits individuels et une autre purement économique qui implique une meilleure domestication des dominés par quelques dominants, hors le libéralisme donc point de salut.
Le renforcement de l’autorité n’est pas forcément une mauvaise chose lorsque le but est le bien commun et que l’on sait où l’on va ou du moins où on veut aller. Il n’est nullement acquis que ce soit le cas ! La voie empruntée pourra peut-être parvenir à surmonter les terribles défis que tous devront affronter… mais quelques uns seulement pourraient en voir les bénéfices. Il est devenu « tendance » d’afficher sa puissance par sa richesse, sauf que ce sont les scientifiques, les technologues, les artistes et les philosophes qui ont construit la société que nous connaissons souvent contre les marchands et toujours contre les vendeurs d’espoirs vains. Les économistes de tout acabit peuvent cependant faire fonctionner efficacement ce qu’ils sont incapables de construire : trop pragmatiques, trop terre-à-terre, trop insouciants de la justice qui entrave leur action.