Les funérailles d’un chaud lapin

par Fergus
jeudi 30 juillet 2020

Entre la pandémie de Covid-19, la crise économique et les turpitudes du personnel politique, l’actualité n’est pas rose. C’est pourquoi, en cette période estivale, je vous propose un moment de détente sous la forme d’une nouvelle rédigée il y a plus de 10 ans…

Malgré son âge avancé, il avait encore bon pied, bon œil. Et tout le monde dans le village croyait qu’après avoir passé avec succès le tournant difficile des 80 ans, Marcel deviendrait centenaire. À près de 90 ans, il animait encore les vendanges chez ses petits-neveux du Lembron, moins pour couper les grappes de ces vignes à piquette – ses lombaires n’y auraient pas résisté – que pour raconter des anecdotes égrillardes à l’oreille des filles, histoire de mettre l’ambiance. Et voilà qu’il vient de casser sa pipe, sans même pousser un soupir d’avertissement, alors qu’il s’apprêtait à déguster son petit blanc limé quotidien. Marcel aurait eu 92 ans en mars. Il en avait tout juste 40 lorsque je l’ai connu. Je le revois encore avec son bleu de travail et sa casquette vissée sur la tête, caressant d’une main voluptueuse la calandre d’une Simca Beaulieu en fredonnant Bambino

La calandre d’une Beaulieu ou les pare-chocs d’une paroissienne. Un phénomène, ce Viala. Plutôt du genre indépendant, il n’avait jamais songé à se marier pour, disait-il, « pouvoir continuer à péter quand il en avait envie », motif au demeurant tout aussi respectable que les fumeuses raisons métaphysiques invoquées par d’autres pour fuir les contingences matrimoniales. Une volonté de célibat en l’occurrence facile à réaliser vu que la majorité des filles du coin n’aspiraient qu’à une chose : quitter au plus vite cette cambrousse du bout du monde rythmée par la traite du bétail et dont les événements majeurs, relayés chaque semaine par L’Auvergnat de Paris grâce au zèle épistolaire de Rolande Sabatier, la correspondante locale, se limitaient à la phlébite de Martial Vigouroux, à l’incorporation de René-Pierre Marty au 92e régiment d’infanterie de Clermont ou à la cueillette par Marguerite Jouvente, la femme du rebouteux de Nozerolles, d’un cèpe dépassant le kilo. Pour vous dire l’animation !

À quarante ans passés, il était donc resté célibataire, le Marcel Viala. Cela étant, tout célibataire que l’on soit, l’appel du sexe est là qui impose à l’esprit des images émoustillantes et au bas-ventre des excitations pressantes qu’il faut bien soulager de temps à autre si l’on ne veut pas tourner fada. Et le grand Marcel échappait d’autant moins à ces pulsions libidineuses qu’il était d’une nature particulièrement vigoureuse et d’un tempérament très porté sur la chose. Hors l’exutoire traditionnel du mariage, il avait donc le choix entre trois solutions : 1) pratiquer l’autarcie sexuelle ; 2) copuler dans les meules avec les filles du cru décoincées de la craquette ; 3) évacuer son trop-plein d’énergie auprès des professionnelles de la galipette.

La première voie n’ayant plus les faveurs de ce brave Marcel depuis qu’il avait été déniaisé, il restait les deux autres. Mais, hormis quelques laiderons en quête d’un amant pas trop regardant sur leur strabisme, leurs poils aux pattes ou leur féminité de planche à repasser, les filles étaient le plus souvent rétives à livrer leur intimité douillette aux pattes calleuses et incrustées de cambouis de ce faune rural vieillissant. Quant aux prostituées, il n’en était guère question, Marcel s’accommodant mal des amours tarifées, pour des raisons tenant plus du portefeuille que de la morale. Comme la plupart des célibataires, il avait pourtant recours de temps à autre à ces pratiques vénales, sinon à quoi ça servirait qu’elles se décarcassent les discrètes spécialistes sanfloraines dont on se passait les adresses sous le manteau ? D’après certains échos, même les tapineuses clermontoises encoignées dans les ruelles sombres du quartier de la cathédrale avaient droit à ses visites lors de ses virées dans le Puy-de-Dôme. Mais il ne s’agissait là que d’un pis-aller en cas de surchauffe, notamment lorsque les corps des estivantes en quête de bronzage s’offraient quasiment nus à la caresse du soleil d’été ou s’encadraient à contre-jour sur les pas de porte dans des transparences acryliques tentatrices...

Outre les demoiselles et les putes, il y avait bien dans la commune quelques veuves pas trop délabrées physiquement, et même appétissantes pour certaines, à l’image de la sémillante Nathalie Roussilhe dont le cul ferme et généreux faisait tourner la tête des hommes et rouler des yeux furibonds à leurs épouses. Des veuves qui, dans leur frustration amoureuse et le long défilé des nuits sans étreinte, ne demandaient qu’une chose : que l’on outrageât de temps à autre, et tant qu’à faire le plus souvent possible, leur pudeur de femme et leur fidélité déclarée au défunt dont le portrait sépia trônait entre le buffet massif et l’antique horloge. Mais une veuve, c’est comme une fille, ça s’épouse. Or il n’était pas question pour le vieux gars de se laisser mettre le grappin dessus, même si lesdites veuves avaient du bien, et quelques-unes n’en manquaient pas. C’est dire à quel point le Marcel était solidement accroché à sa liberté. À la rigueur un petit coup tiré par-ci par-là, en souvenir des séances de touche-pipi à la communale ou par pure compassion pour une classarde en manque, mais sans le moindre engagement, et en se bouchant les oreilles pour ne pas entendre le chant nuptial des redoutables sirènes en noir.

Son truc, au Marcel Viala, c’était les femmes mariées. Avec elles, pas de chantage au mariage : un coin de grange ou d’atelier, la chambre d’un bouvier dans le meilleur des cas, et là, cotillons relevés et brages baissées, le Casanova de la Margeride mettait vite fait bien fait « le petit Jésus au chaud dans la crèche » comme on disait alors, jusque dans les oreilles du curé pour le faire sortir de ses gonds. Malgré la rusticité des étreintes et la rugosité de ses mains de mécano, les femmes y trouvaient leur compte. Marcel y trouvait le sien.

Naturellement, cela n’allait pas sans grincements de dents du côté des maris : apprendre par la rumeur publique que sa femme se fait ramoner par un autre n’a rien de réjouissant. Aussi les cocus étaient-ils pleinement rassurés lorsqu’ils découvraient l’identité de l’étalon. Inutile de sortir les fourches. Inutile de tourner la virole de l’Opinel pour en bloquer la lame, histoire de piquer la viande de l’outrecuidant au détour d’une ruelle par une nuit sans lune, comme cela s’était déjà vu dans des circonstances analogues. Après tout, Viala était l’un des leurs à ces jobastres, et pour tout dire un bon ami, presque un parent ou un frère. Devoir ses cornes à un proche en allégeait le poids, au point qu’elles en devenaient presque agréables à porter. D’autant plus que dans un monde agricole devenu par la force des choses très mécanisé, il eut été particulièrement mal venu de se fâcher avec le Marcel vu que c’était... le garagiste du village ! Ce qui, dans la hiérarchie des valeurs rurales, le plaçait derrière le vétérinaire mais devant le médecin. Allez donc dans ces conditions lui reprocher de réviser personnellement le carburateur des voisines ! Et tant pis s’il y allait de son propre système d’injection !...

Sacré Marcel. Étendu au centre de la nef dans son robuste habit de chêne, l’ancien mécano a réuni beaucoup de monde autour de sa dépouille. Sont présents sa famille, ses amis, le Maire et quelques conseillers, soucieux de se montrer en vue des prochaines élections municipales. Mais aussi un nombre inhabituel de femmes. Par un curieux hasard, la majorité de ces dames est constituée de septuagénaires et d’octogénaires, fripées par le temps et burinées par l’écir. Que sont les séduisantes carrosseries de ces bonnes amies devenues ? Ces carrosseries que le garagiste se plaisait à faire vibrer entre la réparation d’un embrayage et le remplacement d’un joint de culasse. Plus ou moins percluses de douleurs, et pour certaines appuyées sur des cannes, ces dames, presque toutes vêtues de noir, essuient furtivement une larme sur leur visage ridé. La conjonctivite, probablement…

Allez, bonne route, Marcel. Je sais que la petite cousine thanatopractrice t’a mis sur ton trente-et-un pour aborder le paradis des mécanos. À toi les belles cylindrées éternelles. Et, qui sait ? peut-être trouveras-tu là-haut celle que tu chantais parfois à tue-tête dans ta fosse en parodiant Luis Mariano : « La bielle de Cadix a l’essieu de velours… »

Illustration : le village de Salers (Cantal)


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