Les « Harraga »

par GHEDIA Aziz
mercredi 5 septembre 2007

Dans un de mes précédents articles sur Agoravox, j’avais évoqué le phénomène des « Harraga », cette forme d’émigration clandestine qui prend de plus en plus d’ampleur en Algérie. A l’époque, je m’étais contenté de relater les faits tels qu’ils étaient rapportés par la presse. Mais cette fois-ci, c’est une autre histoire. Et elle mérite d’être racontée. Car, le phénomène de l’émigration clandestine, de par les nombreuses victimes qu’il entraîne quotidiennement, doit nous interpeller tous. En parler, c’est déjà un début de prise de conscience.

Vous ne me croirez peut-être pas mais j’ai rencontré des "Harraga". De vrais "Harraga" ! Ceux dont on parle tous les jours dans la presse, ceux dont les marins pêcheurs en trouvent, parfois, des bouts de bras ou de jambes dans leurs filets et j’étais très ravi de les voir de près. En chair et en os ! Et bien vivants. Nonobstant le fait que leur moral fût à plat. Et surtout, j’étais ravi de leur parler, de tenir un brin de causette avec eux alors qu’ils étaient enfermés dans une cellule du bateau Riviera qui nous ramenait d’Alicante en ce vendredi 24 août. Vous imaginez ? Je leur ai même parlé ! Ils étaient quatre. Trois jeunes hommes dans la force de l’âge et... un vieux aux cheveux tout blancs qui m’a juré sur tous les saints qu’il retenterait le coup une fois libéré des mains de la justice algérienne.

"Ecoutez, vieux, lui dis je. Ces trois garçons, je les comprends parfaitement. Ils sont jeunes et forts comme des rocs et ils veulent refaire leur vie en Europe. Ils ont pris des risques. D’énormes risques, ça, tout le monde le sait. Ils ont traversé la mer au péril de leur vie. Mais, malheureusement, ils se sont fait attraper au premier village de l’Andalousie et expulser d’Espagne, mais vous..., oui, vous ya cheikh, j’avoue que je ne comprends rien du tout. Vous ne pouvez pas me convaincre que c’est la mal-vie en Algérie qui vous a poussé à braver les dangers de la mer, la faim et la soif, la peur au ventre de se faire dévorer par les gros poissons et à traverser le détroit de Gibraltar sur une barque de trois mètres de long à la coque trouée de toutes parts."

Le vieux ne semblait pas apprécier mon discours moralisateur. Il s’en alla lui aussi dans des explications d’ordre socio-économique pour justifier son acte déraisonnable : "El harga", l’émigration clandestine vers l’Europe. "Je n’avais rien en Algérie, me dit-il, ni maison ni boulot. Ma femme est décédée, mes enfants sont partis chacun de leur côté. Il n’y a donc rien qui puisse me retenir dans ce pays où je ne mangeais même pas à ma faim. Je ne suis pas du genre à faire la manche chaque vendredi devant la mosquée Sidi Abderrahman ou Sidi Flène. En Europe au moins il y a la Croix Rouge qui prend en charge les pauvres et les nécessiteux."

Alors que le bateau Riviera tanguait au large d’Alicante, un jeune passager, pris de pitié pour ces prisonniers pourtant à la chance inouïe (retour au pays aux frais de la princesse après avoir échappé aux dents de la mer), leur offrit des pommes et une... plaisanterie qui n’a pas été du goût du vieux : "Ne bougez pas d’ici, leur dit-il, je vais revenir avec une barre de fer pour fracasser les cadenas et vous libérer d’ici." Mais, un des trois jeunes lui rétorqua immédiatement : "Ah, si tu pouvais faire ça, je regagnerais la côte espagnole à la nage  !"

L’attroupement des curieux devant la cellule coupa court à notre discussion et c’est l’âme en peine que j’ai regagné ma cabine. Pris de mal de mer, mes enfants dormaient et moi, l’œil rivé sur le hublot, j’admirais, dans le noir, les énormes vagues qui venaient se fracasser contre la coque du Riviera et, essayant de comprendre si une promesse de vie meilleure en Europe valait la peine qu’on brave les éléments de la nature quand ils sont déchaînés, je ne m’étais même pas rendu compte de l’heure qu’il était : minuit passé. Le restaurant étant certainement fermé à cette heure-ci, je me suis étendu sur mon lit, le ventre creux. Morphée s’empara vite de moi et, dans mon rêve, le vieux continuait à me jurer qu’il recommencerait la traversée, en sens inverse, de la Méditerranée. "Même sur un tronc d’arbre, un tronc d’arbre, un tronc d’arbre..." Cet écho me hanta toute la nuit comme si le vent qui soufflait dehors et les vagues qui ballottaient le bateau l’empêchaient de sortir de ma tête.

La mer était houleuse, déchaînée et le bateau avançait péniblement. La traversée de la Méditerranée n’a pas été une simple croisière où les gens s’amusaient comme des fous. Obligé de longer la côte espagnole puis algérienne, le Riviera a mis du retard pour arriver à destination (avec tous les passagers sains et saufs) : Alger. En descendant du bateau, j’ai revu pour la dernière fois les "Harraga" menottés et escortés par des policiers. Ironie de l’histoire, une chaîne stéréo inondait de ces décibels la salle de débarquement de cette vieille chanson de Dahmane El Harrachi : "Ya erraih ouine t’rouh taâya oua’touali..."


Lire l'article complet, et les commentaires