Les jeux d’ombre et de lumière du capitalisme contemporain : ah, ces guerres sans contenu !
par Michel J. Cuny
vendredi 21 février 2025
Selon l’analyse produite par Thomas Piketty, deux catégories de revenus se font face : ceux qui dépendent du capital (le patrimoine, en réalité) et ceux qui dépendent du travail. Dans un grand nombre de situations individuelles, les deux sources se conjoignent, selon des proportions elles-mêmes variables, pour former le revenu total. L’inégalité qui qualifie une société donnée peut être étudiée à partir de la hiérarchie, en son sein, de ce revenu total où l’une ou l’autre des deux sources de revenu peut d’ailleurs être négligeable. Partant de là, ainsi que le signale Thomas Piketty :
Rappelons que par "décile supérieur", puis par "centile supérieur", on désigne les 10 % et le 1 % les plus riches. Voyons ce que sont les deux chemins que peut suivre la "fortune" des mieux lotis :
« En premier lieu, et il s’agit là du schéma classique, une telle inégalité peut être le produit d’une "société hyper-patrimoniale" (ou "société de rentiers"), c’est-à-dire une société où les patrimoines dans leur ensemble sont très importants, et où la concentration des patrimoines atteint des niveaux extrêmes (assez typiquement 90 % du patrimoine total pour le décile supérieur, dont environ 50 % pour le centile supérieur). » (Idem, pages 415-416.)
Nous avons ici le stock à partir duquel s’écoulent les revenus du seul "capital"… En lui-même, ce stock détient tout ce qu’il faut pour produire du résultat. L’essentiel est alors de découvrir d’où il vient lui-même ; quelles sont les modalités de son éventuelle circulation dans le temps et dans l’espace. C’est ce que nous rappelle Thomas Piketty à la fin de cette phrase :
« La hiérarchie du revenu total est dominée par les très hauts revenus du capital, et notamment par les revenus du capital hérité. » (Idem, page 416.)
Ah, famille, quand tu nous tiens !...
La phrase suivante de Thomas Piketty tombe alors à pic :
« C’est le schéma que l’on observe, avec des variations somme toute limitées par rapport aux points communs, dans les sociétés d’Ancien Régime comme dans l’Europe de la Belle Époque. » (Idem, page 416.)
Ce qu’est venue briser la révolution bolchevique de 1917… Et pas seulement dans la dimension des comptabilités familiales de la bourgeoisie, mais dans l’esprit du "public"…
En effet, Thomas Piketty nous le rappelait un peu plus haut :
« En vérité, le caractère plus ou moins soutenable d’inégalités aussi extrêmes dépend non seulement de l’efficacité de l’appareil répressif, mais également - et peut-être surtout - de l’efficacité de l’appareil de justification. » (Idem, page 415.)
N’oublions tout de même pas "l’appareil répressif". Mais nous voyons bien l’intérêt "capital" de disposer d’une autre piste, celle que nous fournit maintenant Thomas Piketty :
« En second lieu, et il s’agit du nouveau schéma, inventé dans une large mesure par les États-Unis au cours des toutes dernières décennies, une très forte inégalité du revenu total peut être le produit d’une "société hyperméritocratique" (ou, tout du moins, que les personnes se trouvant au sommet de la hiérarchie aiment présenter comme telle). » (Idem, page 416.)
Rappelons que, chez Karl Marx, tout comme chez Adam Smith et David Ricardo, la valeur économique est directement l’expression de ce que produit la force de travail mise en œu-vre pour une durée précise. Elle ne dépend d’aucun "mérite" particulier…, si ce n’est celui de la qualification professionnelle mise en jeu sur la base d’un temps de formation mesurable, qui s’analyse lui-même en un temps donné de travail…
La "démocratie méritocratique" est, bien sûr, autre chose : ça fleure bon son Hollywood ainsi que Thomas Piketty nous le laisse à entendre :
« On peut aussi parler de "société de super-stars" (ou peut-être plutôt "société de super-cadres", ce qui est un peu différent : nous verrons quel qualificatif est le plus justifié), c’est-à-dire une société très inégalitaire, mais où le sommet de la hiérarchie des revenus serait dominé par les très hauts revenus du travail, et non par les revenus hérités. » (Idem, page 416.)
Ici, Superman s’équipe de "parachutes dorés", et n’en est que plus "méritant". Les autres, il les laisse à la chute libre. Sans compter que, derrière sa si belle gymnastique à lui, il peut encore et toujours y avoir ce qui lui vient de papa et de maman, ou de son oncle d’Amérique ou d’ailleurs :
« Les deux types d’inégalités peuvent parfaitement se cumuler : rien n’interdit d’être en même temps super-cadre et rentier, bien au contraire, comme le suggère le fait que la concentration des patrimoines est actuellement sensiblement plus élevée aux États-Unis qu’en Europe. » (Idem, page 417.)
En fait, il s’agit assez souvent des deux faces d’une même médaille : de l’envers à l’avers, et de l’avers au revers, je t’y perds et je t’embrouille :
« Et rien n’interdit évidemment aux enfants de super-cadres de devenir rentiers. En pratique, toutes les sociétés mêlent toujours les deux logiques. » (Idem, page 417.)
Nous voici prévenu(e)s.
D’où vient que 40 % de la population adulte d’un pays comme la France aient pu se rapprocher très sensiblement des 10 % les plus riches dès après la Première Guerre mondiale ? De fait, parmi ces 10 %, c’est le 1 % le plus riche qui a vu sa situation se dégrader très sensiblement, de telle sorte qu’aujourd’hui encore il en est à peu près resté là. Thomas Piketty écrit :
« Par comparaison au sommet inégalitaire de la Belle Époque, la part du centile supérieur de la hiérarchie des revenus s’est littéralement effondrée en France au cours du XXe siècle, passant de plus de 20 % du revenu national dans les années 1900-1910 à environ 8 %-9 % dans les années 2000-2010. » (Idem, page 430.)
Cela concerne le revenu total (revenu du capital + revenu du travail) à l’intérieur d’une catégorie de la population dont les activités salariales sont plutôt tout ce qu’il y a de plus secondaire…
« Or cet effondrement est […] uniquement dû à la chute des très hauts revenus du capital (la chute des rentiers, pour simplifier) : si l’on se concentre sur les salaires, alors on constate que la part du centile supérieur est presque totalement stable sur longue période, autour de 6 %-7 % de la masse salariale. » (Idem, page 431.)
C’est également cette partie-là du revenu total qui est concernée dans la baisse ressentie de façon moins brutale pour l’ensemble des 10 % du sommet de la pyramide des revenus…
« Pour résumer : la réduction des inégalités en France au XXe siècle se résume dans une large mesure à la chute des rentiers et à l’effondrement des très hauts revenus du capital. » (Idem, pages 431-432.)
Au-delà de la France, précise Thomas Piketty…
« […] on retrouve ces mêmes faits, avec de légères variations, dans l’ensemble des pays développés. » (Idem, page 432.)
Qu’a-t-il pu se passer pour que les principaux propriétaires des capitaux du monde occidental aient pu recevoir un tel coup - et durable ? La réponse de Thomas Piketty est, dès l’abord, extrêmement prudente, et, tout à la fois, lourde de menaces :
« Nous allons voir que les chocs des années 1914-1945 ont joué un rôle essentiel dans la compression des inégalités au XXe siècle, et que ce phénomène n’a pas grand-chose à voir avec une évolution harmonieuse et spontanée. » (Idem, page 427.)
L’auteur s’avance, mais à pas de loup, vers nous ne savons encore quoi. Se pourrait-il qu’il s’arrête en si bon chemin ? Écoutons-le :
« En France, comme d’ailleurs dans tous les pays, l’histoire des inégalités est toujours une histoire politique et chaotique, marquée par les soubresauts de la société concernée, par les multiples mouvements sociaux, politiques, militaires, culturels - autant que proprement économiques - qui rythment le pays en question au cours de la période considérée. » (Idem, page 432.)
Tout cela va-t-il déboucher sur une analyse tendant à faire apparaître ces rapports de classe qui ne peuvent jamais être éloignés lorsque l’on aborde les rapports du travail et du capital ? C’est que le choc a été rude. Il a carrément étêté la pyramide des patrimoines (dont le capital productif surtout). La cause doit être à la mesure de l’effet :
« En l’occurrence, il est frappant de constater à quel point la compression des inégalités de revenus en France au XXe siècle se concentre autour d’une période bien particulière : les chocs des années 1914-1945. La part du décile supérieur dans le revenu total comme celle du centile supérieur ont atteint leur point le plus bas au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et semblent ne s’être jamais remises de ces chocs extrêmement violents. » (Idem, page 433.
Lénine 1917, Staline ensuite ?... Oui… Non…
Nous sentons parfaitement que Thomas Piketty côtoie de véritables précipices :
« […] les destructions liées aux deux conflits mondiaux, les faillites de la crise des années 1930 et surtout les diverses politiques publiques mises en place pendant cette période (du blocage des loyers aux nationalisations, en passant par l’euthanasie par l’inflation des rentiers de la dette publique) ont conduit à une énorme chute du rapport capital / revenu entre 1914 et 1945 et à une baisse significative de la part des revenus du capital dans le revenu national. » (Idem, page 433.)
Mais il ne nous dira finalement rien de plus… Avant comme après, tout ceci reste parfaitement incompréhensible :
« […] à la veille de la Première Guerre mondiale, rien ne laissait présager une baisse spontanée de la concentration de la propriété du capital, bien au contraire. » (Idem, page 434.)
Et pourtant, dès avant le 24 août 1914, Vladimir Ilitch Lénine montrait qu’un point de non-retour avait été atteint, qui exigeait une catastrophe humaine et matérielle :
« La guerre européenne et mondiale présente tous les caractères d’une guerre bourgeoise, impérialiste, dynastique. La lutte pour les marchés et pour le pillage des autres États, la volonté d’enrayer le mouvement révolutionnaire du prolétariat et de la démocratie à l’intérieur des pays belligérants, la tentative de duper, de diviser et de décimer les prolétaires de tous les pays en jetant les esclaves salariés d’une nation contre ceux d’une autre au profit de la bourgeoisie, tel est le seul contenu réel de la guerre, telle est sa signification. » (Œuvres, Tome 21, Éditions Sociales 1960, page 9.)
Ne comptons pas sur Thomas Piketty pour faire le moindre pas dans cette direction… Un siècle plus tard, ce ne serait toujours pas convenable.
Michel J. Cuny