Les Juifs, grands absents de l’agriculture

par Fergus
lundi 11 avril 2016

Dans un article publié récemment sur le site du Point, la journaliste Catherine Golliau a tenté de répondre à cette question : « Pourquoi les Juifs sont-ils plus souvent médecins que paysans ? »

Pour obtenir une réponse à cette question, Catherine Golliau s’est tournée vers un économiste israélien, Zvi Eckstein, co-auteur avec une autre économiste, l’universitaire milanaise Maristella Botticini, d’un livre sorti en mars chez Albin Michel : « La poignée d’élus », ouvrage sous-titré « Comment l’éducation a façonné l’histoire juive. 70-1492 ». Il est ressorti de ce questionnement un article daté du 5 avril (lien).

Selon Zvi Eckstein, il faut chercher dans la chute du Temple de Jérusalem en l’an 70 les raisons de l’orientation des Juifs vers les études, sur le modèle imposé par les Pharisiens. Obligation est même faite aux pères d’envoyer leurs fils dans une école rabbinique aux alentours de l’an 200. Or, la plupart des Juifs sont alors des agriculteurs, et cette contrainte leur coûte. À terme, elle les prive même de bras et de successeurs, les fils éduqués choisissant une voie professionnelle alternative à l’agriculture et à l’élevage. Fuyant cette obligation, beaucoup de Juifs paysans en viennent à se convertir au catholicisme qui, pas plus que la religion musulmane, n’impose des études aux enfants mâles. Dès lors, les Juifs abandonnent peu à peu la terre et prennent progressivement un avantage incontestable sur les Chrétiens et les Musulmans en matière d’éducation et de connaissance.

Cela se traduit, dans la 2e moitié du premier millénaire, par une arrivée massive des Juifs dans les villes. Et cela pour une raison évidente : « Ils peuvent tirer parti du fait d'être lettrés. D'un point de vue purement économique, il est alors beaucoup plus rentable de devenir marchand ou scientifique que de labourer la terre », souligne Zvi Eckstein dans l’article du Point avant d’ajouter : « Si les juifs sont devenus citadins et ont occupé des emplois indépendants de l'agriculture, c'est d'abord parce qu'ils étaient formés. Et s'ils étaient formés, c'est que leur religion exigeait qu'ils le soient. »

Et de fait, cette formation obligatoire, progressivement ouverte aux filles et pas seulement centrée sur l’étude de la Torah, permet aux Juifs du Moyen Âge d’accéder aux professions rentables du commerce et de la finance. Zvi Eckstein y voit une relation de cause à effet, et le motif principal de l’abandon définitif du travail de la terre, facilité par l’émergence de réseaux familiaux et une maîtrise des langues à laquelle n’ont pas accès les Chrétiens moins bien éduqués.

Dans ses réponses à Catherine Golliau, l’économiste israélien, peut-être enfermé dans une analyse trop proche-orientale, semble toutefois oublier des éléments importants concernant les Juifs d’Europe en général, et de France en particulier. Notamment les décisions qui, dans le sillage du Concile de Paris en 614, interdisent aux Juifs, « coupables de la mort de Jésus-Christ », de posséder des biens tant terriens qu’immobiliers dont ils ne sont plus que les usufruitiers avant d’en être parfois totalement dépossédés sans ménagements. Il est également interdit aux Juifs d’exercer des métiers manuels, ce qui vaut évidemment pour celui d’agriculteur. Qui plus est, dans la société médiévale, il est interdit aux Chrétiens – depuis Saint-Augustin – de prêter de l’argent avec intérêt, ce qui, en revanche, est parfaitement licite pour les Juifs, devenus de facto des banquiers incontournables.

Des métiers exportables

À ces facteurs culturels et règlementaires viennent, au fil du temps, s’ajouter des expulsions, des spoliations, des persécutions et des pogroms qui fragilisent la condition des Juifs, le plus souvent considérés comme tels nonobstant leur nationalité, même si cette dernière remonte à plusieurs générations. Et ce n’est pas l’émergence dans l’Allemagne nazie de l’étoile jaune, réminiscence de la rouelle autrefois imposée aux Juifs par le 4e Concile de Latran (1215), qui peut rassurer les Juifs. On connaît la suite : les millions de mises à mort planifiées par la Solution finale, et le départ forcé pour des millions d’autres Juifs, jetés sur les routes de l’exil par la résurgence à grande échelle de massacres comme il s’en était déjà produit localement tout au long de l’histoire, le plus souvent sous des prétextes comme l’empoisonnement délibéré des Chrétiens ou la transmission de la peste.

« Pourquoi les Juifs sont-ils plus souvent médecins que paysans ? » demande Catherine Golliau. Sans aucun doute parce que la communauté juive a, très tôt dans l’histoire, été conduite, tout à la fois par des exigences dogmatiques et les restrictions d’activité que lui a imposées l’occident chrétien, à privilégier l’éducation et l’orientation vers les métiers intellectuels et commerciaux. Mais aussi parce que les Juifs ont dû – comme l’a souligné dans ses travaux un autre économiste, Gary Becker – faire face à de multiples, et souvent tragiques, remises en question de leurs perspectives de pérennité dans leur pays de naissance.

À cet égard, l’exercice de la profession médicale, progressivement développé dans la société moderne, est rapidement apparu aux Juifs comme une possible assurance de survie en cas d’exil forcé. D’où la prédilection croissante pour les métiers de la santé, par nature de pratique universelle et donc exportables. De même, la pratique musicale peut s’expatrier et permettre aux musiciens de bon niveau d’espérer vivre de leur instrument dans un pays d’accueil, au moins de manière temporaire. D’où, là aussi, le nombre élevé de Juifs inscrits dans les conservatoires et leur présence en nombre aux plus hauts niveaux de maîtrise comme solistes de réputation internationale.

On est là bien loin du métier d’agriculteur. Faut-il en conclure qu’il n’y a plus de paysans juifs ? Évidemment non, mais ils sont de facto rares dans la profession en Europe de l’Ouest pour les différentes raisons évoquées. Tel n’est en revanche pas le cas en Israël où les kibboutzim apparus au 20e siècle sont, d’une certaine manière, le prolongement socialisant des fermes nées au 19e siècle de l’arrivée d’exilés d’Europe de l’Est chassés par les sanglants pogroms consécutifs à l’assassinat du Tsar Alexandre II. Mais il s’agit là d’une histoire particulière qui vaudrait, elle aussi, d’être contée, tant dans sa dimension humaine que politique...

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