Les oubliés de l’histoire : l’internement des Tsiganes en France (1940-1946)
par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mercredi 9 avril 2025
Sous le ciel gris de la Seconde Guerre mondiale, une tragédie silencieuse s’est jouée en France : l’internement de milliers de Tsiganes, familles entières parquées dans des camps insalubres, oubliées de la mémoire collective. De 1940 à 1946, sous l’impulsion des autorités allemandes et la complicité zélée de Vichy, ces nomades ont vu leur liberté confisquée, leurs biens pillés, leur dignité bafouée.
Une persécution ancrée dans le temps : les racines historiques
Avant même que les chars allemands ne franchissent la frontière française, les Tsiganes – Manouches, Gitans, Sintis ou Yéniches – étaient dans le viseur des autorités. Dès 1912, la IIIe République avait instauré un régime administratif d’exception avec la loi du 16 juillet, imposant aux "nomades" un carnet anthropométrique, véritable passeport de la suspicion. Ce document, qui recensait empreintes digitales, photos et itinéraires, transformait ces citoyens en parias surveillés, soupçonnés d’espionnage ou de vagabondage. En 1939, environ 40 000 personnes étaient ainsi fichées, prêtes à basculer dans une répression plus dure avec la guerre.
Lorsque le conflit éclate, la méfiance s’amplifie. Le 6 avril 1940, un décret-loi de la République, signé par Albert Lebrun, interdit la circulation des nomades sur tout le territoire métropolitain pour la durée de la guerre. Officiellement, il s’agit de protéger la "défense nationale" contre ces "individus errants, sans domicile ni profession effective". Mais derrière ce jargon administratif se cache une vieille peur : celle de l’étranger insaisissable, du voyageur qui échappe aux cadres rigides de la société sédentaire. Assignés à résidence sous la surveillance de la gendarmerie, les Tsiganes deviennent des cibles désignées avant même l’Occupation.
Puis vient la défaite de juin 1940. L’arrivée des Allemands radicalise cette politique. Le 4 octobre 1940, le commandement militaire allemand ordonne aux préfets de la zone occupée d’interner les Tsiganes, un ordre que Vichy applique avec une diligence troublante. Si les nazis visent l’élimination raciale des Roms à travers l’Europe – le Porajmos, ce génocide méconnu qui fera entre 200 000 et 500 000 victimes –, en France, l’internement s’inscrit dans une logique hybride : contrôle policier hérité de la République et collaboration active avec l’occupant. Ainsi naît une persécution à deux visages, où la xénophobie française se mêle à l’antitsiganisme nazi.
Les camps : une géographie de l’abandon
Imaginez un terrain vague, cerné de barbelés, où s’entassent des roulottes délabrées et des familles hagardes. De 1940 à 1946, une trentaine de camps d’internement voient le jour en France, abritant entre 6 000 et 6 500 Tsiganes, selon les estimations des historiens Denis Peschanski et Marie-Christine Hubert. Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire), le plus grand, accueille plus de 2 000 personnes entre 1941 et 1945. À Jargeau (Loiret), 1 190 âmes survivent dans des conditions inhumaines jusqu’en décembre 1945. À Saliers (Bouches-du-Rhône), en zone libre, Vichy érige un camp modèle, vitrine de propagande qui masque mal la misère.
Les conditions de vie sont effroyables. À Montreuil-Bellay, les internés dorment sur des paillasses humides, dans des baraques sans chauffage, tandis que la faim ronge les corps. Les archives départementales rapportent des rations faméliques : 200 grammes de pain par jour, parfois un bouillon clair. À Moisdon-la-Rivière (Loire-Atlantique), les enfants fouillent la terre pour trouver des racines. Les maladies – typhus, dysenterie – fauchent des dizaines de vies, comme à Saliers, où l’insalubrité transforme le camp en mouroir. Pourtant, aucune aide extérieure n’arrive : ni la Croix-Rouge, ni les organisations caritatives ne s’aventurent dans ces oubliettes de l’histoire.
Les protagonistes de cette tragédie sont multiples. Les Allemands donnent l’impulsion, mais ce sont les préfets, les gendarmes et les fonctionnaires français qui organisent et surveillent. À Mérignac (Gironde), le camp de Beaudésert est un chaos initial : familles entassées dans une carrière abandonnée avant d’être transférées vers des structures plus "organisées". À Poitiers, sur la route de Limoges, le père Jean Fleury, aumônier, tente d’apporter un peu d’humanité, distribuant du pain et des mots d’espoir. Mais ces gestes isolés ne pèsent rien face à l’indifférence collective. Les municipalités locales, elles, détournent les yeux ou dénoncent les évadés, renforçant l’isolement des internés.
Sédentarisation forcée et collaboration
Pourquoi cet acharnement ? L’internement des Tsiganes ne répond pas seulement à une directive allemande. Il s’inscrit dans un projet plus ancien : éradiquer le nomadisme, perçu comme une menace à l’ordre social. Depuis le XIXe siècle, les élites françaises rêvent d’une société homogène, où chacun a une adresse fixe et un métier stable. La guerre offre une opportunité unique : sous couvert de sécurité, Vichy accélère cette sédentarisation forcée. Les camps deviennent des laboratoires d’assimilation, où l’on brise les modes de vie traditionnels.
Pourtant, la collaboration joue un rôle clé. Si les nazis déportent massivement les Tsiganes d’Allemagne ou d’Europe de l’Est vers Auschwitz – comme les 2 897 assassinés lors de la "Zigeunernacht" du 2 août 1944 –, en France, les déportations restent rares. Seuls quelques cas sont documentés : 70 Tsiganes partent de Poitiers vers Sachsenhausen en janvier 1943, 145 autres du Nord vers Auschwitz en 1944 via Malines. Pourquoi cette « exception française » ? Les historiens s’accordent : les Allemands, occupés par la "Solution finale" contre les Juifs, délèguent la question tsigane à Vichy, qui préfère l’internement à l’extermination. Une distinction qui n’absout rien : les camps français sont des prisons à ciel ouvert, où la mort rôde sous d’autres formes.
Les enjeux dépassent la guerre. En prolongeant l’internement après 1944 – jusqu’en mai 1946 pour le camp des Alliers à Angoulême –, les autorités françaises trahissent une continuité glaçante entre la République, Vichy et l’après-guerre. Le décret de 1940, jamais abrogé avant juillet 1946, sert de prétexte pour maintenir 923 internés en avril 1945. Cette inertie révèle une vérité dérangeante : la persécution des Tsiganes n’était pas seulement une exigence allemande, mais une politique française, enracinée dans un antitsiganisme séculaire.
Un peuple brisé, une mémoire occultée
Quand les portes des camps s’ouvrent enfin, le soulagement est un mirage. Les Tsiganes sortent démunis, leurs roulottes volées, leurs chevaux réquisitionnés, leurs économies envolées. À Jargeau, Jean-Louis Bauer, alors enfant, marche des kilomètres avec sa famille pour rentrer à Poitiers, espérant retrouver un père déporté, jamais revenu. Comme lui, beaucoup se sédentarisent par nécessité, abandonnant un mode de vie qui définissait leur identité. "On nous a tout pris, même notre âme", confiera une survivante à l’historien Jacques Sigot, pionnier de cette mémoire.
Le traumatisme est profond. Les récits oraux, transmis dans les communautés tsiganes, parlent de faim, de froid, de séparations brutales. Mais dehors, personne n’écoute. La société française, pressée de célébrer la Libération, relègue ces victimes au silence. Les communes où s’élevaient les camps – Montreuil-Bellay, Rivesaltes, Lannemezan – effacent les traces, parfois niant jusqu’à leur existence. Les manuels scolaires taisent l’épisode, les monuments l’ignorent. Pendant des décennies, l’indifférence collective étouffe cette histoire, comme si elle n’avait jamais eu lieu.
Il faut attendre 2016 pour qu’un président, François Hollande, reconnaisse officiellement la responsabilité de la France, lors d’une cérémonie à Montreuil-Bellay. "La République admet que sa responsabilité est grande dans ce drame", déclare-t-il, face à des survivants émus. Un pas tardif, salué par les associations, mais qui ne répare ni les pertes ni l’oubli. Aujourd’hui, les Tsiganes de France portent encore cette méfiance envers les "Gadgés" – ceux qui les ont enfermés –, un héritage douloureux d’une persécution qui n’a jamais vraiment été pleurée.