Les pervers narcissiques manipulateurs (suite)

par Philippe VERGNES
lundi 17 décembre 2012

Ils cherchent à nourrir leur gloire de la déconfiture narcissique d'autrui, croyant qu'à chaque pied qu'ils écrasent ils gagnent un pied de hauteur".

[Paul-Claude RACAMIER]

Dans la première partie de cet article, nous avons pris connaissance du « mouvement perversif » ou « mouvement pervers narcissique » qui accompagne et syncrétise les agissements pervers de certains manipulateurs. Cette seconde partie sera plus particulièrement destinée à en préciser les contours, car il n’y a pas de perversion narcissique – destination de ce mouvement – sans une pensée originale pour l’alimenter.

Après le « mouvement pervers narcissique », difficile à appréhender en raison de sa « volatilité », c’est le point le plus délicat à aborder. Car les pensées sont bien plus furtives qu’un mouvement et certains prétendront même avec véhémence qu’elles sont impossibles à percevoir, et pour cause… nous allons vite comprendre pourquoi.

Wilhelm FLIESS, dans l’une des nombreuses correspondances avec FREUD, l’avait mis en garde : « Celui qui cherche à lire les pensées d’autrui n’y lira que les siennes ». Certes !

Si cet argument reste toujours valide en certaines circonstances, il convient toutefois de le relativiser. Le monde des émotions (et donc des pensées qui y sont associées) était très peu exploré à l’époque, voire totalement nié. Il n’est jamais bien vu d’exprimer ses émotions en public, même encore de nos jours. Du temps des premiers pas de la psychanalyse, seule la méthode du transfert était alors appliquée pour explorer les contrées de la psyché d’autrui et de ses représentations. Quels que soient les résultats de cette pratique (nous ne sommes pas là pour en juger), elle a longtemps été considérée, à tort, comme la seule fiable. L’écoute empathique est aussi un moyen, beaucoup plus efficace à n’en pas douter, d’accéder au monde des émotions. Or, l’empathie n’a jamais eu bonne presse auprès des psychanalystes et ce n’est que tout récemment, grâce notamment à la découverte des neurones miroirs[1], que cette capacité psychique au pouvoir étonnant, possédée dès la naissance par tout être humain, retrouve de nos jours toutes ses lettres de noblesse (signalons toutefois ici que Carl ROGERS impulsa un courant psychothérapeutique principalement basé sur l’empathie dès le milieu du XXe siècle). C’est là que nous comprenons que les individus qui contestent le plus la faculté – que nous possédons tous – à saisir les pensées d’autrui, est niée par celles et ceux qui en définitive, ont renié ce sentiment ou, pour des raisons d’ordre génétique et/ou biologique, n’en disposent pas.

L’absence d’empathie n’est pas considérée comme un handicap alors qu’il n’en va pas de même lorsque nous perdons l’usage de l’un de nos cinq sens par lesquels nous appréhendons notre environnement. Mais quoi qu’il en soit, l’empathie est bien ce qui nous permet de saisir les émotions et les pensées d’autrui et ce n’est pas parce que nous avons créé une société qui honore le serviteur fidèle (le mental rationnel) et à oublier le don (le mental intuitif), comme le soutenait Albert EINSTEIN[2], que nous devons nous comporter comme des êtres humains « lobotomisés[3] » (dénués d’empathie). Car l’absence d’empathie provoque des handicaps tous aussi invalidant que la privation de sens. Ce que nous sommes en train de découvrir.

C’est donc en cumulant, la méthode du transfert et l’écoute empathique que P.-C. RACAMIER analysa et décrivit la pensée spécifique à l’origine du mouvement perversif : « La pensée perverse, c’est ce qui soutient les agirs pervers, et qui subsiste lorsque ceux-ci sont inhibés par des empêchements extérieurs […] Exactement à l’inverse de la pensée créative et de la pensée psychanalytique, la pensée perverse est toute entière tournée vers la manipulation d’autrui, l’emprise narcissique et la prédation. Experte en manœuvres, apparemment socialisée, capable d’essaimer et prompte à la persécution, la pensée perverse n’a aucun souci de vérité (seul le résultat compte) ; débarrassée de fantasmes et d’affects, foncièrement disqualifiante, elle ne vise qu’à rompre les liens entre les personnes et les pensées. Toute tournée vers l’agir, le faire agir et le “décervelage”, spécialiste en attaque de l’intelligence, c’est une pensée formidablement pauvre. »[4]

C’est une pensée « formidablement pauvre » en ce qu’elle porte en elle un fort pouvoir de destructivité : elle travaille à l’encontre des liens – de tout type de liens, intra et inter psychique – et est à ce titre une pensée « disjonctive » qui œuvre à la « déliaison » des interrelations humaines. « Pauvre » ne signifie pas qu’elle n’est pas agissante. Bien au contraire. « Opportuniste, habile, très attentive aux réalités sociales et à ce titre “adaptée” » la pensée perverse est insensible à l’affectivité d’autrui, ce qui la rend terriblement efficace pour instaurer les relations d’emprise dont elle se nourrit au mieux de ses intérêts narcissiques et matériels. « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse » est sa maxime préférée, car selon elle, « la fin justifie les moyens » et « seul le résultat compte ». « Vérité ou mensonge, peu lui importe […] il s’agit seulement, et en toute “innocence” de savoir si les dires sont crédibles, et s’ils vont passer la rampe. Pour le pervers, ce qui est dit est vrai, et ce qui n’est pas dit n’est pas vrai ». Mais ce qui la rend dangereuse par-dessus tout, c’est qu’elle « décourage, démobilise et démolit la compréhension dans son principe même ».[5]

Or, nous savons désormais que les altérations de notre système de représentation (ou de symbolisation), c’est-à-dire la façon dont nous interprétons (comprenons) le monde externe (à nous), sont la source de nombreux dysfonctionnements psychiques. Ainsi, « démolir la compréhension dans son principe même » revient à faire « disjoncté » le cerveau afin qu’il passe du mode « contrôle », où les efforts sont maitrisés et conscients, fondés sur des règles (morales, sociales, éthiques, etc.), au mode « automatique », affectif et heuristique, reposant sur des « raccourcis mentaux » (cf. « Système 1 / Système 2 : les deux vitesses de la pensée » de Daniel KAHNEMAN). Bien entendu, les choses ne sont pas aussi simples, mais cela nous donne un « schéma », une grille de lecture, pour comprendre comment la « pensée perverse » en vient à modifier nos processus décisionnels, car en réalité, cela relève plus de la psychotraumatologie que de techniques de communication. Ce qui nécessiterait un autre article sur le sujet.

Après ce rapide tout d’horizon sur les « conditions de fond » qui alimente un « mouvement pervers narcissique », il nous reste à traiter de la partie la plus âpre du sujet. Celle des coalitions perverses et des rencontres opportunes entre deux personnalités, ou plus, perverses. Ce que Paul-Claude RACAMIER appelle les « noyaux pervers » : « Prenez un pervers. Prenez en deux. Prenez en trois. Imbéciles, incultes, ignares autant que vous voudrez : peu importe. Mais, en tout cas, pervers. Laissez-les se rencontrer. L’identification fera d’elle-même leur premier ciment : n’est-ce pas elle qui permet aux semblables de se reconnaître et par conséquent de s’assembler ? Ajoutez une giclée de sexe ; pas du sexe joli : de la vulgaire tringlerie fera l’affaire. Vous voici en présence d’un noyau pervers. Il ne reste plus qu’à le mettre à pied d’œuvre et attendre les dégâts. Le noyau s’installe insidieusement dans l’organisme, dans le groupe, dans l’institution, dans le milieu social, quand ce n’est pas dans une nation tout entière. Il va suffire d’une défaillance, serait-elle passagère, de cet organisme ou de ce pays, pour que le noyau entre en action. […] Les plus enviables d’entre elles (les institutions) seront les plus visées. Car le moteur du noyau pervers, comme de toute perversion, c’est bien l’envie. Quant au but, c’est la prédation. Pour les moyens, ce seront ceux de la pensée perverse, mise en œuvre au sein d’un groupe. Le noyau pervers ne crée pas ; il infiltre ; il parasite ; il s’étend ; il se ramifie. Le noyau s’est installé sans crier gare. Il a fait mine de participer à l’œuvre commune. Agglutinant pour les utiliser ceux qu’il peut narcissiquement séduire, rejetant ceux qu’il ne réussit pas à capturer, le noyau entreprend de contaminer le milieu qu’il parasite. Par le mensonge et le secret, par la projection perverse et par l’intimidation, par la disqualification et le faire-semblant, le noyau, toujours agissant dans l’ombre, s’attache à ronger peu à peu, jusqu’à les rompre, les liens existant entre les personnes, entre les faits et les connaissances. Ne le savons-nous pas déjà ? La perversion narcissique se consacre tout entière à délier, dénouer et disjoindre. Tout cela, demandera-t-on, pourquoi ? Même pas forcément pour la gloire. Mais pour le pouvoir. Pour les indéracinables plaisirs de l’emprise. Pour le plaisir narcissique de blesser narcissiquement les autres. Pour venir enfin à bout de la créativité qui fait si cruellement envie aux inféconds lorsqu’elle émane des autres ; et pour la satisfaction de tuer la vérité dans l’œuf avant qu’elle ne pique ; et pour le profit : pour la rapine. »

J’ai volontairement introduit ce long passage dans cet article, parce qu’il est particulièrement parlant et qu’il ne manquera pas d’éclairer toutes celles et tous ceux qui ont eu à subir une situation de harcèlement (quelle qu’en soit la nature ou le lieu), mais il s’avèrera aussi très utile à tous ceux qui, préoccupés par les crises actuelles, en cherche les raisons.

Dans son livre « La danse avec le diable », Günther SCHWAB fit dire à l’un de ses personnages : « Un monde qui veut sombrer inverse tous les signes : ce qui a de la valeur attire le mépris et ce qui est méprisable prend de la valeur. Le mensonge règne et la vérité tue celui qui la prononce ». Or qu’est-ce qu’une inversion ?

Réponse : une perversion[6].

Lorsque les circonstances permettent à la pensée perverse de s’exprimer au travers d’un noyau pervers qui dirige un groupe, une institution ou une nation, le mouvement perversif devient incontrôlable et les personnes touchées par ce processus en son affectée au point de glisser vers une organisation autocratique du groupement auquel elles appartiennent. La forme importe peu, du moment que le pouvoir reste entre les mains de ceux qui l’exercent.

En définitive, si l’étude de la perversion narcissique (« LES » perversions narcissiques devrions-nous dire plus exactement) permet de mieux comprendre les dérives de nos sociétés actuelles et les crises qu’elles traversent, sa description ne saurait se limiter à cet exposé qui ne fait que « survoler » le problème. Peu de temps avant sa mort, P.-C. RACAMIER eu l’idée géniale de rédiger son « Cortège conceptuel » qui est un petit recueil de néologismes inventés tout au long de son parcourt clinique afin, notamment, de décrire cette « pathologie » individuelle et sociale qui revêt un « masque de santé mentale » (cf. Hervé CLECKLEY : « The Mask of sanity », Robert HARE : « Without conscience : The disturbing World of the psychopaths among us » et surtout J. Reid MELOY : « Les psychopathes », allusion faite ici aux comparaisons que nous pouvons faire avec la psychopathie telle que décrite par l’école nord-américaine).

Cette apparente normalité n’en cache pas moins un étonnant pouvoir de destruction qui possède la particularité de « sidérer » les témoins qui l’observent. Et lorsque l’on connaît les dégâts de la sidération sur nos processus perceptuels et la façon dont notre cerveau traite et déni l’information « sidérante », il n’y a vraiment pas de quoi la ramener (pour en comprendre les effets pervers voir par exemple le documentaire de Cash investigation : "Le neuromarketing").

Toute la difficulté à appréhender cette théorie réside dans le fait que la perversion narcissique est tout à la fois un trouble grave de la personnalité (une « caractérose » perverse, aurait dit RACAMIER) et un mouvement, un processus, s’inscrivant sur un continuum mettant en œuvre des phénomènes particuliers tels que sommairement décrits dans les deux articles qui vous ont été proposés. Parler de l’un en omettant l’autre, comme le font la plupart de nos médias, revient donc à amputer la majeure partie des situations qu’a souhaitées décrire l'inventeur de cette théorie et à lui retirer toute sa substance.

Ce qui, finalement, est assez courant dans le monde d’aujourd’hui.

 

Philippe VERGNES

Nota :

Suite à quelques réactions pertinentes émises lors de la parution de la première partie de cet exposé, il apparaît que les descriptions comportementales de ce trouble de la personnalité, telles qu’elles apparaissent dans la plupart des articles traitant de ce sujet (cf., par exemple, Les 30 caractéristiques des manipulateurs d’Isabelle NAZARE-AGA) , ne permettent pas de « discriminer » avec certitude un pervers narcissique d’un non-pervers narcissique. C’est un fait. Car en tant que trouble de la personnalité (et non de « maladie ») les comportements décrits sont des attitudes que nous pouvons tous adopter un jour où l’autre dans des situations particulières. Pour évaluer un individu selon une grille de lecture comportementale, il faut impérativement tenir compte de la fréquence, de l’intensité et de la durée des conduites répréhensibles. Ce que ne font pas les profanes. Et pour cause, encore faudrait-il les en informer. Aussi, serait-il utile d’aborder cette « discrimination » sous un tout autre angle. A suivre !


[1] Giacomo RIZZOLATI, « Les neurones miroirs », 2008.

[2] « Le mental rationnel est un serviteur fidèle, le mental intuitif un don. Nous avons créé une société qui honore le serviteur fidèle et a oublié le don », Albert EINSTEIN.

[3] La lobotomie consiste à sectionner chirurgicalement de la substance blanche d'un lobe cérébral, principalement le cortex préfrontal (opération transorbitaire), « siège des différentes fonctions cognitives dîtes supérieures ((notamment le langage, la mémoire de travail, le raisonnement, et plus généralement les fonctions exécutives). C'est aussi la région du goût et de l'odorat. C'est l'une des zones du cerveau qui a subi la plus forte expansion au cours de l'évolution des primates jusqu'aux hominidés. » (Cf. Wikipédia)

[4] Paul-Claude RACAMIER, “Cortège conceptuel”, 1993, p. 58.

[5] Les citations entre guillemets sont extraire de l’article de Paul-Claude RACAMIER, “Pensée perverse et décervelage”, paru dans la revue Gruppo n° 8, 1992.

[6] Définition CNTRL : “Action de faire changer en mal, de corrompre, ou de détourner quelque chose de sa vraie nature, de la normalité, résultat de cette action ; étymologie : changement de bien en mal, corruption (1444) ; du latin : perversio, -onis, bouleversement, falsification d’un texte”.

 


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