Les riches, les pauvres, et nous au milieu

par CommunArt
mardi 27 novembre 2018

Y’a vingt-cinq piges je jouais de la gratte dans les trains de banlieue.

Tous les matins.

Saint-Lazare. 

8h - 10h30

Non c’était pas Zola, je m’en tirais très bien avec ça, et d’ailleurs c’est pas le sujet.

Je m’en tirais pas parce que j’étais bon, je m’en tirais parce que les gens avaient encore une pièce à donner. Des pièces de 1, de 2, de 5, et puis les soleils : les pièces de 10.

 

À Saint-Laze la banlieue Ouest se coupe en deux.

Les voies 1 à 4 qui partent vers Saint-Cloud et Versailles.
De la 5 à la 10, ça s’en vient de Nanterre, Sartrouville et jusqu’à Cergy.

 

Pas besoin d’être champion d’échec pour comprendre. Ça vient vite.

 

Les plus aisés ne donnent presque jamais rien, les plus modestes remplissent le chapeau.

Toujours.

 

Bien plus tard je l’ai encore vérifié mille fois. 

Même si je jouais au chaud et plutôt de nuit, l’équation s’est toujours avérée exacte.

 

À la Goutte d’Or ou dans les bar-tabacs de Belleville, chapeau plein.

À l’Opéra et autour des Champs, wallou. 

(J’enlève les pubs anglais, écossais et irlandais. Là y’a que des avocats british, et côté pourboire ça tombe sévère, pourvu qu’on leur joue pas du reggae.)

 

C’est bientôt les restos du coeur. Encore. Et tout le monde connaît l’adage :

« Un truc où des millionnaires demandent à des smicards d’aider ceux qui touchent le RSA… »

C’est vrai, mais pourquoi ?

 

Le riche n’est pas méchant, et le pauvre certainement pas gentil. (Bon en fait, ça pourrait se discuter, mais pas aujourd’hui.)

 

Tout est dans la peur.

 

Le pauvre est dans son wagon, il va bosser, il tire plus ou moins la gueule, fonction de la météo surtout. Il voit un monter un jeune type avec sa guitare. Il entend une chanson, et puis une autre. Ouais j’ai joué du Nirvana et du Pearl Jam, avec les cheveux jaunes sous les épaules. Mais je dois l’avouer. Y’a quand même rien de tel que Cabrel et Souchon si on veut remplir la casquette.

Le pauvre regarde la banlieue grise défiler. Le Pont d’Asnières, Clichy, l’arrivée entre les murs tagués, et le train qui ralentit jusqu’à Saint-Lazare.

Pendant sept ou huit minutes il s’est dit : « Pauv’ type quand même… Si jeune… Et puis il chante pas mal. J’aime bien Foule sentimentale… »

 

Ensuite il se dit, et c’est là que tout bascule.

« Il doit pas savoir où dormir, ni comment bouffer le gamin… Et ça caille ce matin, il doit se geler les doigts à attendre sur les quais… Pauv’ môme. Dire que ça pourrait être le mien… Ou que je pourrais être comme lui. Oui, ça pourrait être moi à sa place. Comme ça à m’époumoner pour quelques centimes. Il doit pas gagner lourd… Ah tiens y me reste la monnaie du pain d’hier dans la poche… Oh et puis tiens. Une pièce de dix ! C’est pas ça qui va me tuer… Alors que lui ça va l’aider à s’en sortir… »

 

Et bing.

 

Sur les lignes de pauvres, le chapeau oscille entre 100 et 150 francs de l’heure.

300 balles en deux heures environ. 

Je ferai pas la conversion en euros, démerdez-vous.

 

 

Dans les wagons qui arrivent de Saint-Cloud, le « riche » commence par se dire exactement la même chose. Si si.

Lui aussi il aime bien Foule Sentimentale. Lui aussi a son petit coeur qui bat.

 

Mais ensuite il bifurque.

« Pauv’ môme qu’il se dit… Obligé de faire la manche avec sa guitare. Et pour quoi ? Quelques centimes sans doute… Pendant que le mien de gamin, à l’heure qu’il est, a réussi son concours d’entrée à HEC. Ça va me coûter une blinde avec le studio à payer, et puis lui offrir le permis, et puis y’a Noël qu’arrive… »

 

Lui il sait ce qu’il a dans son porte-feuille. Et à la banque. Et à la maison.
Et quand il me voit, il a d’abord un peu pitié, évidemment.
Mais ensuite il a peur. Très très peur.

 

Peur qu’un jour ça lui tombe dessus. Il sait ni comment ni pourquoi ça lui arriverait… Et c’est justement ça qui le terrifie.

 

Alors il se dit que, de toutes façons, c’est pas sa pièce qui changera le destin du gars en train de chanter. Devant la casquette qui passe il baisse les yeux. Il fait semblant de pas la voir. Comme il a fait semblant de pas entendre la chanson.

 

C’est pas un conte, puisque c’est du vécu.

Mais y’a quand même une morale à la fin.

 

Le pauvre a peur oui, mais il a peur de quelque chose qu’il connaît, ou presque.

Le riche lui est terrifié. Sa peur est si gigantesque qu’elle le paralyse. Son cerveau reptilien passe en mode survie. Et s’il perdait tout ? 

Alors il garde ce qu’il a, et il disperse sa terreur dans le ciel qui s’en fout.

 

Riatto


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