Lettre à mes amis modernes et éclairés

par Olivier Perriet
vendredi 31 août 2012

Chers ami(e)s, chers collègues,
 
Plus je discute avec vous, plus je vous observe, et moins je vous comprends. Au point d'avoir le vertige devant le fossé qui semble nous séparer.
Vous vous présentez comme des esprits lucides et informés, éclairés et critiques, qui se singularisent, croyez-vous, par une pointe de cynisme. La séquence présidentielle qui vient de s'achever aura tout au moins achevé de m'ouvrir les yeux sur votre indépendance d'esprit proclamée.
 
Au second tour, vous avez en masse voté pour François Hollande, en prenant bien soin de préciser qu'on ne vous la faisait pas et que "vous n'en attendiez pas grand chose" (mis à part expulser Nicolas Sarkozy de l'Élysée), étant donné les circonstances financières, européennes, internationales etc...
J'ai bien entendu plusieurs fois ce discours. Je ne l'ai pas compris, et c'est précisément à cause de cet argumentaire indigent que j'ai décidé de ne faire aucun choix entre les deux qualifiés au second tour.
 
Expliquez moi à quoi sert de gouverner si "De toutes façons on n'y peut rien" ?
Pourquoi nous avoir rebattu les oreilles avec "le Projet Socialiste" puis "la Primaire Socialiste", invention par vous décrite comme absolument géniale pour (re)donner la parole aux citoyens et (re)dynamiser la démocratie, si le but de tout ça n'est que d'élire un gars plus consensuel que l'autre ?
À ce compte, on devrait tirer au sort le candidat parmi les milliers (millions ?) de Français de cette trempe.
 
On ne va sans doute pas manquer de m'accuser d'être aigri par le faible score du candidat que j'avais choisi. Peut-être, après tout, ai-je un penchant inconscient pour l'isolement intellectuel du sage incompris dans sa tour d'ivoire (au mieux) ou sa secte (au pire). Peut-être est-ce moi, finalement, qui aie un problème ?
Je peux comprendre ce reproche, mais permettez moi de vous dire que je trouve extrêmement dérangeant votre argument justifiant l'élection du président "normal".
 
J'ai confié à l'un d'entre vous que j'avais vu le débat de l'entre deux tour comme un monument à la gloire de la mauvaise foi, tant du côté de François Hollande que de Nicolas Sarkozy.
Il m'a, sur le ton de l'évidence, répondu que "c'[était] le jeu normal de ce genre d'exercice".
 
En somme, vous êtes suffisamment intelligents pour vous rendre compte que tout ceci n'est qu'un simulacre, mais vous cautionnez, en conscience, cette farce tragi comique.
 
On peut comprendre le cynisme des dirigeants qui souhaitent désespérément montrer qu'il existe des clivages irrémédiables entre eux, alors qu'au fond le socle est le même (voir la célèbre la couverture commune de Paris Match en 2005), qu'ils prétendent ne rien pouvoir changer et ne cherchent d'ailleurs même pas à essayer.
 
 
Mais on ne voit pas pourquoi, au nom de ce cynisme prétendument "réaliste", vous y participez.
 
Dans La France va-t-elle disparaître ? (j'entends d'ici vos rires gras accompagnant l'énoncé d'un titre démontrant l'attachement de son auteur à une patrie "ringarde"), paru en 1997, Jean-Claude Barreau critiquait l'importance contemporaine d'un "cynisme de consommation", un "cynisme de masse" (p 95), comparé au cynisme "philosophique", ascétique, élitiste et marginal de l'Antiquité (Diogène vivant dans un tonneau). Je ne suis pas tout à fait d'accord avec son analyse : ce cynisme est toujours l'arme d'une élite, mais d'une élite dominante, au cœur du système, qui l'utilise pour asseoir son pouvoir. D'où un pouvoir de corrosion démultiplié sur la société.
L'acceptation de ce cynisme par des dominés prétendant, par mimétisme, s'approprier les valeurs de cette élite pour s'en rapprocher, tient plutôt de l'ultra conformisme.
En somme, de l'aliénation.
 
Reine de ce cynisme, Canal + s'est souvent décrite comme la chaîne du second degré et de l'autodérision, face à TF1, la chaîne des beaufs et de Jean-Pierre Pernaud.
À la réflexion, ce second degré ne s'applique-t-il pas plutôt à vous, ses téléspectateurs ?
On voit bien, là aussi, l'intérêt qu'ont les dirigeants des médias à diffuser des programmes qui ne facilitent guère l'élévation des consciences et permettent de "vendre du temps de cerveau disponible à Coca Cola", selon le mot de l'ancien PDG de TF1.
 
Mais si en plus ledit média réussit à vous faire croire que vous êtes supérieur à une masse d'abrutis, quand bien même les programmes qu'il vous offre ne servent pas plus votre élévation intellectuelle ou morale que ceux de la chaîne concurrente, le retournement est parfait.
 
Vous vous considérez sans doute comme des esprits supérieurs. Vous ressemblez plutôt à des ruminants qui régurgitent les discours faits par et pour des dirigeants ayant, pour les plus malins d'entre eux, l'habileté d'enrober le tout de quelques flatteries...à prendre au second degré, bien sûr :
"Maintenant, vous pouvez éteindre la télévision et reprendre une activité normale !"
 
Le beauf "tout court" regarde TF1 et est supposé exprimer en termes peu amènes sa crainte ou son rejet de l'immigration.
Le beauf "de gauche" regarde Canal + et a, au fond, exactement les mêmes analyses (il a quitté depuis longtemps la cité HLM où il vivait et envoie ses enfants à l'école privée). Mais, comme il est meilleur que les autres, il sait que c'est mal et fait, en public, dans la surenchère anti Le Pen.
 
Chers amis, chers collègues,
Le conformisme profond de votre cynisme apparu également en 2007, puisque c'est grâce à une partie d'entre vous que nous avons dû l'élection triomphale de Nicolas Sarkozy. On a tellement dit que Ségolène Royal était une "cruche" et que Nicolas Sarkozy était "compétent" que ça devait bien être un peu vrai, non ?
Qu'importe si son action, comme simple ministre, entre 2002 et 2007, a considérablement rabaissé l'autorité de l'État en installant une guerre des étoiles au sommet, sous le mol arbitrage d'un président en retrait.
 
C'est ce que les analystes appellent "créer une dynamique" : ramener à soi les moutons qui cherchent à tout prix à suivre le troupeau le plus nombreux, ricanement en bandoulière.
Sur les conseils des médias, vous aviez presque élu DSK sans même qu'il se soit officiellement déclaré. Pour la plupart, vous avez complètement révisé votre opinion après l'affaire du Sofitel et avez offert à François Hollande et au PS le ticket d'entrée pour l'Élysée et l'Assemblée nationale qu'ils attendaient depuis si longtemps.
 
Il est donc clair, à présent, que même l'exposé public des insuffisance de notre personnel politique ne vous empêche nullement de continuer à le plébisciter :
Pas plus Nicolas Sarkozy en 2007 que François Hollande en 2012 n'ont trompé les électeurs.
 
Il n'était pas nécessaire de réaliser des investigations poussées pour comprendre que le roi de la "synthèse socialiste" qu'on a connu pendant 15 ans allait prendre, dans les grandes lignes, la suite de son prédécesseur :
 
Je quitte l'Afghanistan mais je déclare quasiment la guerre à la Syrie.
J'accuse mon prédécesseur de n'avoir pas obtenu assez dans le contexte européen mais je déclare vouloir simplement ajouter un volet "croissance" au volet "rigueur monétariste", c'est-à-dire faire la synthèse du feu et de l'eau.
Je critique les suppressions de postes chez les fonctionnaires, tout en me soumettant aux mêmes impératifs comptables et en promettant "un redéploiement à effectifs constants".
J'invoque des questions de société insondables, sur lesquelles on va pouvoir débattre pendant des mois sans parvenir à se convaincre, comme autant de rideaux de fumée (mariage et adoption par des homosexuels, droit de vote des étrangers aux élections locales)
Je veux relancer la décentralisation, ce pont aux ânes (Voir l'excellent livre de Roland Hureaux Les Nouveaux féodaux. Le Contresens de la décentralisation [2004]), comme Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin l'ont fait en 2002, déjà à court d'idées sitôt élus (!).
 
Dans son livre prophétique Après la démocratie (2008), Emmanuel Todd évoquait l'auto éviction et l'aliénation des plus défavorisés qui votent pour le Front National ou se réfugient dans l'abstention (p 137-138). Il se demandait également si la fraction des "éduqués supérieurs", en voie d'appauvrissement, jouerait encore longtemps le jeu du libéralisme.
On peut lui répondre 5 ans plus tard que l'aliénation et l'auto enfermement ne sont pas le lot des seuls ouvriers et que votre vote d' "éduqués supérieurs" pour François Hollande, dans les conditions décrites plus haut, y ressemble énormément.
 
La lecture du livre d'Emmanuel Todd fut pour beaucoup dans mon refus de choisir au second tour, lui qui a magistralement décrit le comportement oligarchique d'une certaine élite socialiste, prompte à bouder en cas de défaite électorale et à renier un peuple susceptible de mal voter (p 245 ). Ou bien l'attitude des "éduqués supérieurs" regardant de haut les "éduqués secondaires" (alors qu'ils pourraient se comporter comme "des millions de philosophes soucieux du bien de l'humanité" p 90) si fréquente parmi les notables du PS pleins de morgue et de condescendance (p 87 à 89 : "L'exemple du parti socialiste : de l'égalitarisme au narcissisme militant"). Et enfin le basculement dans une démocratie "non plus d'opinion mais de manipulation de l'opinion" : "Devenir chef de l'exécutif, en démocratie de manipulation implique que le candidat se concentre sur les moyens d'obtenir le pouvoir au détriment des fins, c'est-à-dire du programme et de l'action. Aucune contradiction puisque l'élu devra présider sans réellement gouverner, laissant tourner la machine économique selon ses propres règles" (p 228). La phrase était écrite, en 2008, pour Nicolas Sarkozy. Mais, en 2012, ça ne vous rappelle personne d'autre ?
 
Quelle surprise de voir, cette année, le même auteur réintégrer comme vous le circus politicus et jouer les sergents recruteurs du hollandisme, fut ce avec une certaine prise de distance, et avec le fol espoir que la gauche était en train de se convertir, lentement mais sûrement, au protectionnisme.
Quelle catastrophe vous faudra-t-il pour, non plus ouvrir les yeux (c'est déjà largement fait, car vous n'êtes pas si bêtes), mais en tirer les conclusions qui s'imposent ?
 
C'est à désespérer.

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