Lettre ouverte à Denis Olivennes et Christine Albanel

par minijack
lundi 10 septembre 2007

Depuis quelques jours avec la mise en place de cette « mission sur la lutte contre le téléchargement illicite » on reparle de DADVSI avec toutes les impossibilités pratiques que cette loi a déjà démontrées depuis un an, et de nombreux médias s’interrogent sur l’espèce de souris dont pourrait bien accoucher cette nouvelle « commission »...

Inutile de s’interroger davantage ! Toute proposition allant dans le sens d’une répression accrue des internautes est d’avance vouée à l’échec. Pour une raison bien simple : l’humain n’est pas seulement un consommateur de produits finis, il est avant tout un créateur lui-même et « l’échange libre » est la base de tout rapport entre individus dans n’importe quelle société même la plus primitive. Le « commerce » n’en est qu’une incidence, une codification par voie de droit se basant sur la « valeur » des choses, notion très aléatoire que l’on s’accorde à attribuer à l’objet de l’échange.

Encore faut-il s’accorder...

Or, l’aspect mercantile n’est pas le même pour tous, et il ne doit en aucun cas réduire l’autre valeur, la vraie, la valeur essentielle de toute société dite « libre », je veux parler du droit d’échanger gratuitement entre individus des choses qui leur appartiennent. Ca peut être échanger des paroles, des courriers ou n’importe quel colis au contenu licitement acquis. Et tout est là !

Il ne viendrait à l’idée de personne de taxer les conversations autrement que pour l’usage de la ligne téléphonique... Ce sont pourtant des "échanges" et qui peuvent aussi être créatifs...

Personne ne peut interdire l’échange d’un Pikachu contre un autre Pikachu, d’un livre d’occasion contre un kilo de noisettes, ou d’un bonbon contre une bille. On peut ainsi échanger librement un sac entier de bonbons avec autant de partenaires qu’on a de bonbons dans le sac et que les partenaires ont de billes, car ce sont des biens matériels qui n’existent qu’en nombres limités et quand on en donne à quelqu’un, on n’en a plus la jouissance pour soi-même.
Je n’apprendrai rien à personne en précisant que depuis l’origine du monde, on appelle ça le « troc ». L’argent a été inventé pour faciliter le troc, en mesurant à la même « aune » la valeur de travaux déterminés tout le long de la chaîne allant du producteur au consommateur.

Mais dès qu’il s’agit "d’oeuvres de l’esprit", d’une création intellectuelle fixée et figée dans une certaine forme, l’évaluation n’est plus la même parce que beaucoup ne considèrent pas la "création" comme un "travail"... C’en est pourtant un, et les dernières constatations de la Recherche médicale ont démontré que le cerveau consomme 16 fois plus de protéines que n’importe quel autre organe du corps humain... Il faut donc bien nourrir ce corps, et la création doit être rémunée.

Mais la création et le commerce de cette création sont deux choses bien distinctes qu’on a un peu vite amalgamées !

Toute oeuvre de l’esprit est immatérielle et UNIQUE.
Elle ne peut donc pas être « échangée » avec plusieurs personnes en même temps, comme peut l’être n’importe quelle marchandise matérielle produite industriellement.


Par contre, tant qu’elle est gravée ou imprimée sur un support - lui matériel et industriel -, elle peut l’être, avec plusieurs personnes en même temps ou de manière successive car elle est de facto attachée à son support. C’est donc bien par son support industriel que l’on commercialise "la jouissance d’une oeuvre", quelle qu’elle soit, et sauf cession des droits, jamais l’oeuvre elle-même. On appelle ça une "licence".

Que font donc les industries du disque ou du cinéma ou de l’édition en général ?

Elles font des répliques de l’oeuvre, exactement comme font les soi-disants « pirates », sauf qu’elles ont acquis les droits auprès des auteurs (compositeurs, réalisateurs, etc.) en payant d’un coup une forte avance sur recette ou en spéculant sur leur avenir.

Elles font ensuite leurs marges en éclatant entre des milliers ou des millions d’acheteurs le coût de leur investissement initial, et tout ce qui entre en plus est du bénéfice.

C’est du commerce, un commerce tout à fait honorable et légitime, qui fut nécessaire à une éclosion de la culture lorsque les moyens de communications étaient encore ceux de grand-papa, mais qui n’est en rien de la "création" en soi, et n’a aucune justification à émarger au titre d’« ayant-droit » dans les structures d’auteurs...

Et c’est de là que vient le problème, car avec les échanges sur le net, il n’y a plus de « support ». On n’échange plus que l’oeuvre elle-même, et qui plus est en copie parfaite sous forme numérique. Ce n’est même plus un ersatz ou une mauvaise reproduction, c’est une duplication parfaite qui peut aller sans autre nécessité directement du « producteur » (en l’occurrence l’auteur, le créateur, l’artiste) jusqu’au « consommateur » (auditeur ou spectateur).

Du coup, les données de l’équation s’inversent : c’est à l’évidence l’industrie intermédiaire et tout le système marchand qui se retrouvent dans le rôle de parasite de l’oeuvre, et non pas les consommateurs internautes qui seraient des « sauterelles » comme on l’a trop souvent entendu en 2006.

Et ce n’est pas un hasard si ce sont les industriels du disque et du cinéma qui sont les plus inquiets de leur avenir... C’est tout simplement qu’ils se sont laissés dépasser par les techniques. Celles de grand-papa sont caduques, celles de papa sont déjà désuètes à peine amorties, et il leur faut s’adapter aux « nouvelles technologies » restées trop longtemps en dehors de leur champ de compétences et qui permettent aujourd’hui des raccourcis directs créateurs-consommateurs.

Pourquoi faudrait-il maintenir artificiellement un secteur d’activité voué de toute manière à disparaître dans les années qui viennent ? Hormis le spectacle vivant (concerts, théâtre, etc.) tout ce qui est enregistré n’a plus lieu de bénéficier d’une protection liée au "support". Seule l’oeuvre doit l’être.

A-t-on fait des lois de protection spéciales pour les éleveurs de chevaux de trait, pour les diligences ou pour les bateliers de Loire lorsque le chemin de fer est arrivé ?... Non, n’est-ce pas ? Et le monde ne s’est pas arrêté pour autant. Au contraire ! La facilité de déplacement a entraîné des migrations qui n’auraient jamais pu être envisagées auparavant. C’est même de là qu’est née la puissance industrielle de notre pays, et les paysans migrant de nos provinces dans les villes ont trouvé dans les usines des salaires plus importants que leur maigre gagne-pain campagnard.

C’est la même chose pour la culture avec le P2P. Quand une meilleure technologie existe, les gens l’utilisent ! C’est imparable ! Et le « solde global » est toujours positif.

Le temps des intermédiaires à grosses marges sur la chaîne marchande traditionnelle est terminé. C’est aujourd’hui le temps des intermédiaires à petites marges sur d’énormes quantités de clients touchés directement. La communication directe par internet, avec ses avantages et ses inconvénients (elle en a aussi) permet de nos jours de supprimer pratiquement toutes les étapes intermédiaires liées au support physique et de réduire très largement les marges commerciales... Cela doit être considéré comme une AVANCEE réduisant le coût de la vie en raccourcissant et surtout en « libérant » les circuits de diffusion/distribution des différents monopoles qui les contraignent, et non comme une menace sur les seuls bénéfices de quelques magnats et d’une poignée de stars du box-office.

Dans l’hypothèse d’une licence globale comprise entre 5 et 7 euros/mois, ce ne seraient pas les créateurs qui seraient touchés, au contraire, ils pourraient même mieux vivre qu’avec le ridicule pourcentage (en droits d’auteurs) que leur laisse actuellement l’industrie, et des milliers de jeunes créateurs pourraient enfin être pris en compte par un comptage ou par sondages sur le net beaucoup plus précis que l’audimat (lequel, comme chacun sait, ne porte que sur moins d’un millier de téléspectateurs chaque soir, ce qui n’empêche pourtant pas de dispatcher chaque année entre les chaînes les milliards d’euros de la taxe TV).

Qu’on ne nous raconte pas d’histoires sur la difficulté de répartition !

La répartition sera toujours imparfaite, la perfection n’existe pas en ce monde, mais elle ne sera jamais plus mauvaise qu’elle n’est en ce moment - la surveillance en ligne des oeuvres « tatouées » par un numéro unique (type ISBN) permettant d’aboutir à des estimations beaucoup plus fines que les sondages audimat ou les déclarations SACEM - et sera en tout cas beaucoup plus large.

Car l’industrie du disque (des médias dans leur ensemble) doit se rendre compte également que l’élevage d’artistes en batteries, comme le poulet poussé en quarante jours, ne correspond plus à la qualité de création et au renouvellement que le public attend.

C’est précisément par une formule comme la « licence globale » que pourront enfin être encouragés par un début de rémunération (modulée selon les sondages à un taux inversement proportionnel) les milliers de talents actuellement laissés pour compte par les industries médiatiques. Les petits créateurs ne travailleront plus pour rien et ça n’empêchera pas les têtes d’affiches de continuer d’encaisser les plus gros scores, voire de les augmenter par la multiplication des échanges (chaque internaute qui télécharge une oeuvre pour l’écouter sera comptabilisé dans ces sondages alors qu’il n’aurait pas forcément acheté le disque auparavant).

La licence globale, c’est donc une autre façon de concevoir la nécessaire rémunération des créateurs, mais loin de les appauvrir, les échanges par P2P feront au contraire la promotion gratuite de leurs oeuvres. Ce n’est pas de la « collectivisation ». C’est de la « synergie » au bénéfice réciproque des créateurs et des consommateurs.

Et ceci peut très bien s’appliquer tout autant au cinéma qu’à la musique. Il suffit juste de s’entendre entre professionnels des divers secteurs pour établir des coefficients respectifs applicables à la répartition.

Il ne faudra pas oublier l’édition littéraire, qui elle aussi souffre des mêmes schémas restrictifs de diffusion/distribution en librairie que ceux dont souffre la musique avec la concentration des radios.

Le livre n’est encore que peu touché par la copie pirate pour l’instant mais, même si l’objet-livre bénéficie d’un aspect sensuel que n’a plus le CD - contrairement aux vieux vinyles -, ne doutons pas que dans les années à venir le papier sera lui aussi remplacé par le numérique sur écrans souples.

C’est donc une décision portant sur les décennies à venir que vous avez à prendre, et il ne fait aucun doute que, quelles que soient les barrières et procédures répressives envisagées, le flot d’échanges ne tarira pas malgré les risques, mais que ça n’a rien à voir en réalité avec les baisses des ventes des produits physiques qui ne doivent leur insuccès qu’à leur médiocrité. A preuve s’il en fallait encore : malgré la baisse des échanges en P2P au cours de l’année passée, les ventes de CD musique ont encore plongé de 20 %. Par contre, malgré la copie illicite croissante de films qui dépasse maintenant la musique, les salles de cinéma ne se sont jamais autant remplies (56 % de fréquentation en plus qu’à la même époque l’an dernier)

De plus, les dernières décisions judiciaires européennes ne vont pas dans le sens d’un flicage par l’intermédiaire des FAI, et ceci rend l’application de DADVSI irréaliste.

La grande majorité des Français (au contraire des « majors » souvent étrangers) se dit prête à rémunérer la création, mais seulement la création pas les intermédiaires industriels dont le rôle est de moins en moins pertinent dans une diffusion en réseau.

Il serait donc plus sage et constructif pour tout le monde de prendre acte du fait que les technologies ont évolué, qu’elles évolueront encore, et que c’est le commerce et l’industrie qui doivent s’y adapter pour le plus grand bien des créateurs et consommateurs, et non l’inverse.

Croyez Madame le ministre, Monsieur le chargé de mission, à toute l’attention des internautes mais aussi à celle des auteurs dont je me flatte de faire partie.

Image : limousin.blognaute.fr 


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